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La première fois que j’ai été deux

1/10/2017 | Livres | 0 commentaires

La première fois que j’ai été deux
Archibald Ploom
Editions Veermer & Esperanza (2017)

 

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

 

   Image la première fois.jpg La première fois que j’ai été deux d’Archibald Ploom est une autobiographie fictive, proche du journal intime, (« La rédaction quotidienne de mon journal a (…) posé l’écriture au cœur même de mon existence ») narrant une douzaine de jours  de la vie de Karen avec des allers retours sur son passé proche et lointain.  

    Karen, une jeune fille de dix sept ans,  réside  dans un ancien presbytère de la banlieue parisienne avec sa mère, une bibliothécaire  pessimiste, dépressive même, qui « a fait la conne à vingt ans (et) n’a jamais cessé depuis de régler l’addition ». Elle a élevé son enfant sans compagnon, abandonnée par le père, un  poète, bel homme qui ne savait pas résister aux charmes féminins.  En compagnie d’un unique parent, l’adolescente, entrée très vite dans le monde des adultes, est  différente de ses camarades de lycée. Eprise de  musique, de danse, de lecture, d’écriture,  elle n’apprécie pas les loisirs des jeunes de son âge. Ces divertissements superficiels, étourdissants, abrutissants  plongent  la jeunesse dans une espèce de délire régressif : « Le pire était que je ne m’étais même pas amusée. Mon esprit sérieux m’empêche certainement de prendre du bon temps dans un endroit surchauffé, embrumé, entouré d’inconnus qui gigotent bêtement dans un espace confiné de quelques centimètres carrés par personne, dans un environnement sonore qui vous abrutit les tympans au point que,  même en hurlant vous n’êtes pas sûrs d’être entendus, et où les toilettes puent le vomi ». Littéraire pur sucre, excellente élève de Terminale, cette adolescente pince-sans rire est  pourvue d’une vision pertinente et aiguë de la vie dont elle cherche à trouver un sens.  Dotée d’une conscience politico-sociale solide, sa réflexion est nourrie de littérature et  de philosophie.  Observatrice, raisonnable, Karen porte un regard lucide, pénétrant  et critique sur  la société, ses défauts, ses tares. Elle cerne avec perspicacité son environnement.  Elle analyse le rôle nécessaire de l’amour familial dans une société où sévissent les divorces, les ruptures : « J’avais d’ailleurs remarqué que la plupart des voyous qui fréquentaient le collège et fichaient un bazar de tous les diables en classe n’avaient jamais connu leurs grands-parents. Pas besoin d’être un  grand sociologue pour faire le diagnostic de l’abyssal déficit d’amour et de tendresse qui béait au cœur même de leur existence ». Elle explique la nécessité de l’unité européenne, facteur de paix entre les humains. L’histoire n’est pas qu’un récit lointain enseigné par les manuels scolaires.  « (…) Son ciment e (st) mêlé du sang des hommes et parfois de celui de gamins à peine sortis des jupes de leur mère ». Tricotant le passé et le présent, nous emmenant dans l’Allemagne et  la Pologne de la guerre, elle montre que l’on doit se souvenir du passé afin de ne pas recommencer les mêmes erreurs. Elle dénonce la bêtise humaine, la guerre, la violence, (« Ben Laden a remplacé les B52 bombardant le Vietnam »), la pollution (« la couche d’ozone est devenue aussi fine que du papier à cigarette »),  la course à la consommation,  l’intégrisme religieux ( « Certains chrétiens n’ont rien à envier aux staliniens d’autrefois avec en plus un chapelet de bons sentiments autour du cou »), dépeint le désarroi des professeurs qui s’aperçoivent « à quarante-cinq ans qu’il (s) n’(ont) plus la vocation ».  Karen décrit les problèmes de société présents et passés inquiétants et parfois terribles sans jamais  sombrer dans le pathos. Son humour (« Reste que j’ai intérêt à me grouiller parce que les vrais lecteurs vont bientôt devenir aussi rares qu’un chien en liberté dans un marché chinois ») et son ironie le brisent toujours.

    Karen, malgré ses études, ses loisirs, ses amis,  s’ennuie. De surcroît, elle n’a pas encore rencontré l’amour. Elle considère les garçons de son âge « cornichons »,  dépourvus de maturité, seulement mus par leurs hormones. Elle explique avec humour que « ce sont des types qui adorent montrer leurs caleçons et qui portent des pantalons avec un entrejambe à la hauteur du genou de sorte que s’ils se mettent à courir, le pantalon ils l’ont sur les chevilles ».   Elle échappe  à la langueur et aux  problèmes engendrés par la réalité grâce à la lecture, à l’écriture et à  l’humour. Selon elle, la vie est une comédie.  « Comédie est d’ailleurs un mot commode qui donne l’avantage à ceux qui ont assez d’humour pour ne pas se laisser prendre au petit jeu du destin ». Elle possède une certaine confiance dans le futur alors que  sa meilleure amie,  Mélanie, débordante d’énergie bien que dépourvue d’illusions, ne possède pas la même vision de l’existence. Jugeant que leur avenir de jeunes de banlieue est déjà joué,  mais  animée par un impérieux appétit de vivre, elle mène une vie superficielle  et est en constante recherche de nouvelles conquêtes amoureuses. Malgré leurs opinions divergentes, les deux jeunes filles entretiennent une amitié solide et complice.

    L’arrivée d’un jeune anglais, Tom,  dans la classe de terminale va  éveiller la curiosité de Karen puis bouleverser sa vie. Tom est différent des autres garçons à tous points de vue. « Beau ténébreux », bien éduqué, il porte un parka « agrémenté de badges », « une blaser bleu marine avec un écusson qui n’avait rien de discret »  et une cravate !   Il possède aussi un Lambretta, « un scooter d’une autre époque » qui appelle l’attention de tous les lycéens. Et surtout, c’est un musicien doté d’un grand charisme. Pour l’aider à réviser ses épreuves de français,  à la demande de la proviseure de l’Etablissement dans lequel elle est scolarisée, Karen accompagne  Tom en Angleterre chez les grands parents de ce dernier pendant les vacances de la Toussaint. L’Angleterre s’empare alors de l’adolescente. Elle  succombe  totalement à son charme, (« je me suis sentie – aussi étrange que cela puisse paraître – britannique et plus encore londonienne »),   à celui du jeune guitariste  « qui a un groupe (musical) à Londres », de ses grands parents, deux personnes âgées adorables, cultivées, aimantes, toujours éprises l’une de l’autre comme au premier jour. Dans cet ailleurs, Karen découvre  les premiers émois de l’amour. Emportée dans cet univers magique, extraordinaire des sentiments,  elle se métamorphose, devient autre. Cette jeune fille différente comme elle le souligne avec malice (« Ma présence au cœur de ce tableau anglais paraissait aussi anachronique que celle d’une otarie sur une photo canine d’un calendrier des postes »)  s’intègre au groupe d’amis de Tom. Elle pénètre son milieu, s’amuse avec ses copains : « j’ai ressenti pour la première fois de ma vie la délicieuse sensation de faire partie d’une bande ».  Ses angoisses s’envolent. Ses barrières intérieures volent progressivement en éclat. Elle est heureuse. La première fois que j’ai été deux est une sublime  et touchante histoire d’amour où la narratrice transcrit  ses réflexions, ses états d’âme, ses impressions.  Elle les donne à vivre avec émotion, tendresse et humour. Elle concrétise  aussi la prise de conscience douloureuse de la fuite du temps quand arrive la fin des vacances impliquant sa séparation d’avec Tom qui a décidé de rester à Londres. Karen narre non seulement sa découverte de l’amour mais aussi à la fin de l’ouvrage de la mort, deux réalités constitutives de la Vie.  La première fois que j’ai été deux  par ses  diverses réflexions sur la société et l’existence n’est pas seulement un roman d’amour, il  devient vite  une véritable leçon de vie.

    Ce roman d’une immense richesse d’Archibald Ploom possède une écriture originale mêlant langage juvénile et langage recherché. Les clins d’oeil littéraires explicites ou implicites (« Ce moment de cristallisation amoureuse » (Stendhal), « J’aurais voulu que le temps suspende son vol »  (paraphrase d’un vers du poète romantique Lamartine : « O, temps ! suspens ton vol »),  musicaux abondent. Des coups de griffe éraflent la musique contemporaine française : « La France est un pays où l’on dégoûte les gens de la musique ». Au contraire, la musique et les chansons anglaises sont célébrées. Les paroles du groupe The Kings, de Paul McCartney,  de U2… rythment le récit. Paul Weller s’invite  même au concert de Tom et chante avec lui.  Les références à la musique en général  et à des groupes musicaux  comme  Quadrophonia donnent tout un tempo au texte. L’ouvrage d’Archibald Ploom  propose une nouvelle esthétique littéraire et emporte son lectorat, en faisant battre son cœur,  dans le maelstrom fascinant de la musique, de l’amour pur  et de la jeunesse. De l’individuel, ce roman  doté d’une grande profondeur psychologique, accède à l’universel.

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