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La Djouille

19/08/2014 | Livres | 0 commentaires

 La Djouille        
Jean Pérol 
Editions La Différence (2014)

 

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

 

 

 

   La djouille image.jpg Dans La Djouille de Jean Pérol, un ancien professeur de Lettres  retiré dans sa tour d’ivoire littéraire, au milieu de ses livres,« à la frontière de l’Ardèche et des Cévennes », à la recherche de la solitude (« J’avais couru après cette solitude ») afin de fuir la  médiocrité de la ville grouillante et bruyante, se lie d’une amitié complice avec Fabien, un lycéen, « jeune provincial campagnard » de dix huit ans, venu l’aider pour des « travaux d’entretien » que le poids des ans empêche désormais d’effectuer dans sa propriété.

   Dans cet ouvrage, l’écrivain devient psychologue, historien, sociologue capable de cerner la réalité, la spécificité des individus, de pénétrer leurs états subjectifs. Il donne à voir au lecteur des êtres englués dans la société libérale française superficielle, égoïste du XXe et du XXIe siècle et  dans un Afghanistan en proie aux guerres, aux violences des régimes communistes et islamistes, aux interventions militaires américaines puis françaises.  Il pénètre le flux de conscience  de deux hommes dont l’un est à la fin de sa vie et l’autre au début, « nous étions  aux deux bouts opposés de l’âge »,  et assiste à leurs dialogues. Les questions de Fabien plonge le vieux professeur dans ses souvenirs : son exil en Afghanistan afin d’abandonner alors un présent de plus en plus insupportable (« J’étais allé (…) quémander un poste à l’étranger,  pour me tenir à distance d’une vie et d’un pays, le mien, que je supportais de moins en moins (…) ») narré au jeune homme attentif, intéressé, parfois étonné. Le vieil homme raconte et se raconte pendant toute la première partie de l’ouvrage, puis c’est au tour de Fabien, trois ans plus tard, « le maréchal des logis Fabien Lanssel », engagé en Afghanistan afin d’effacer des esprits une erreur de jeunesse due à la jalousie et à une amertume bien compréhensible.

    Les récits des deux hommes se recoupent à la fois dans une société rurale française méprisée, oubliée : « pas un seul politique célèbre ou ministre intègre, revomissant un peu d’argent sur les campagnes pauvres en remerciement des bulletins de vote en sa faveur » et un Afghanistan saccagé par les combats. Les  vies des deux protagonistes en proie  à l’injustice sociale, à la cruauté féminine, à l’absurde, se superposent, donnant naissance à des effets de miroir. Le vécu du vieil homme est une espèce de vision prophétique de ce que va vivre Fabien. Les meilleurs postes à l’étranger sont destinés «  aux fils et aux frères de gens (…) importants, de leur monde, ministres, présentateurs de télé, qui sentent les beaux quartiers et les écoles de leur capitale » constate le vieil homme. Fabien, quant à lui, se heurte au mépris des jeunes énarques fortunés de la capitale, dépourvus d’accent « ni du Midi ni d’ailleurs », usant d’un « français distingué. Des o, des a éteints, en cul-de-poule ». Il se découvre exclu d’une classe sociale élégante, brillante, aisée où il  fait figure  à ses yeux de paysan pauvre et gauche. Au  contact de cette jeunesse dorée  méprisante, soi disant supérieure, Clara, l’amour de sa vie, fille d’un médecin « assez réputé de la région », fréquentant le même lycée que lui,  prenant  conscience trois ans plus tard que  Fabien a « laissé plus de traces en elle qu’elle a pu le croire » lui préfère une position sociale,  les apparences et les apparats,  en  trois mots « la belle vie » malgré une tristesse vite effacée au demeurant. Loin de son milieu, inadapté aux codes de la  société bourgeoise citadine, le beau « Roméo des hauts plateaux » perd définitivement tout son charme à ses yeux. « Quelle femme restera avec un professeur si un ministre la courtise ? ». Cette question rhétorique montre la superficialité de la femme et la souffrance du vieux professeur. Observant Clara, il se souvient de Justine, la belle et cruelle Justice, qui l’a abandonné pour un homme « enrichi dans l’hôtellerie ». La femme est impitoyable. Les mots signifiant la piqure, la coupure, la griffure la caractérisent : « fouine barbouillée de sang aux coups de griffes de rasoir », « ses petites dents tranchantes dans un beau jeune homme, commençaient à mordre », « Clara (…) s’était faite chardon, s’était faite épines ». A cause de la femme, figure de l’abandon, l’homme passe de l’idéal au spleen. La vie aussi est cruelle, injuste. Elle favorise les nantis et écrase les démunis. Celui qui naît sans fortune ne peut choisir son avenir : « « Rien ne m’a été donné à la naissance : ni la culture, ni l’avance sociale, ni la maîtrise des codes, en conséquence de quoi je n’avais pu librement choisir ma voie, ni vivre en faisant ce qui me plaisait, ni au rythme qui me plaisait. ». Et tout recommence perpétuellement.

    Des anecdotes personnelles, le narrateur passe au général montrant la souffrance des plus faibles évoluant dans un monde dominants/dominés, que ce soit dans la société française ou afghane. L’iniquité règne toujours, partout et dans tous les domaines. Le peuple subit les outrages de la guerre parce qu’il ne possède pas l’argent pour financer sa fuite dans un ailleurs protecteur paisible alors que les nantis se réfugient sur « les Côtes d’Azur dorées », dans « les nations en ordre aux banques solides, les Suisse moelleuses aux coffres-forts bien gardés ». Les politiciens « ont toujours un coin pourri du monde où ils doivent  faire régner l’ordre et envoyer crapahuter les fils du peuple ». L’Histoire, elle-même, est sélective dans son processus de mémoire.  Les déportés résistants français de la Seconde Guerre mondiale sont oubliés. Ils ne font pas partie « de la seule douleur contemporaine taboue internationale reconnue » qu’est la Shoah. Les Occidentaux et « ceux qui ont pourtant sans cesse l’indignation si facile »   laissent mourir les pays du Sud avec indifférence. Le narrateur crie  l’absurdité des guerres menées par ceux qui veulent imposer leur propre conception du bonheur, un bonheur occidental,  marxiste, communiste, révolutionnaire, islamiste…,( « Les peuples ne savent jamais assez se méfier des inspirés qui veulent à tout prix leur bonheur »), jetant la peur et la haine  dans les yeux des enfants, privant les adultes de liberté, loin des « jeunes filles libres, moqueuses, en jupettes, pépiantes, échappées au tchador » de l’époque où l’Afghanistan était encore « une approximative république parlementaire à vagues relents monarchiques ». Même la culture, mère de la pensée et de l’esprit critique, au fil des années s’éteint, remplacée par un « grouillement inquiétant ».Le professeur, mis au pilori par les syndicats et les pédagogues, confronté à des « classes à fauves, sans avoir droit à aucun fouet », devient un « enseignant », « mot visqueux. Ophidien », voué au mépris. L’existence est absurde. Le malheur est le lot de tous les humbles. L’Histoire piétine.

     Les êtres, la communication entre eux,  les valeurs, l’espoir, l’amour, les sociétés, la beauté, la vie,  « le sang, rouge comme les roses d’Hérat »,  tous sont  emportés inexorablement comme l’eau des djouilles, trait d’union entre la vie du jeune et du vieil homme.  Cependant, malgré ce constat pessimiste « d’ancien combattant de la vie », l’humour illumine certaines  pages du roman, coup de griffe à la beauté de Lollobrigida avec les « chameaux errants aux yeux bordés de cils noirs comme une actrice italienne », à l’ignorance de la jeunesse, « Barbie, pas la poupée mais le colonel de la Gestapo de Lyon », à la lâcheté du conseiller chargé du plan de protection des Français tremblant de peur à l’annonce d’une éventuelle attaque de roquettes,  au jeune bourgeois américain, « renverseur de quilles et de filles ». Derrière le sourire se cache  toujours la critique subtile, moqueuse ou rageuse.

    Jean Pérol ne se contente  pas de donner à voir une réalité bien sombre fondée sur une géopolitique réelle tirée directement de ses souvenirs. Ecrivain, il joue  avec les mots, les faisant résonner entre eux dans un feu d’artifice du langage : « les filles à foison, à toison, à frisson », « la chasse à courre, la chasse accourt, la chasse au corps ».Son écriture transfigure le réel, saisissant au passage sa beauté et la figeant dans l’éternité : « Loin après Hérat et ses murs blancs et bleus, et ses rose afghanes rouges fleurissant en gouttes de sang… ». Ses  métaphores intensifient la violence des sensations : « Dans ses maquis secrets, la jalousie lançait ses mégots incandescents à tous les vents », concrétisent leur force.Ses multiples références poétiques, romanesques, culturelles sont autant de clins d’œil complices au lecteur. Du Bellay, (« Ô France mère des arts, des armes et des lois », Apollinaire (« Voie lactée ô sœur lumineuse / des blancs ruisseaux de Chanaan »), Sade (« Le temps, comme le Divin Marquis, avait sorti son fouet dans la cave à tortures »), Stendhal (« ce petit Sorel des cailloux »), Aragon et bien sûr Baudelaire qui fait parti du monde imaginaire du vieux narrateur et  avec lequel  il partage une certaine conception de la femme, surgissent au détour d’une phrase.

    La Djouille de Jean Pérol est un roman rigoureusement structuré dont les thèmes se répondent en échos.  Emouvant, d’une immense richesse culturelle et humaine,   cet ouvrage   mérite non seulement d’être lu mais aussi analysé car il  reste encore  beaucoup à dire.

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