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La cantilène de Sainte Eulalie

12/10/2018 | Livres | 0 commentaires

La cantilène de Sainte Eulalie     
Roger Bevand    
L’Harmattan (2017)

 

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

 

    image cantilène.jpgLa lecture de La cantilène de Sainte Eulalie, un manuscrit anonyme du IXe siècle à « l’écriture (…) belle et soignée, une minuscule caroline ronde, élégante et très régulière, sans aucune rature » émeut tellement  Roger Bevand par sa beauté, son rythme, ses sonorités,  qu’elle met en branle son imagination.  Le petit texte de vingt neuf vers incite l’écrivain bouleversé par sa magnificence à imaginer une créatrice et ce qu’aurait pu être sa vie. Une jeune fille, Mathilde,  aurait pu rédiger ce poème d’une « musicalité si particulière, si harmonieuse pour l’oreille, si mélodieuse et si tendre à la fois »  en l’honneur de  la « jeune chrétienne hispanique autrefois martyrisée pour sa foi (…)». Comme l’auteure présumée de la cantilène, Roger Bevand prend certaines libertés avec la réalité. Alors que Mathilde fait mourir décapitée Eulalie en réalité brûlée sur un bucher, Roger Bevand, lui,  imagine une femme à l’origine du poème dans un univers poétique masculin. Avant la comtesse de Die au XIIe siècle, avant Marie de France, Louise Labé …, les femmes de plume en effet n’ont pas l’heur d’exister.

    Découverte au XIXe siècle par un jeune linguiste allemand, La cantilène de Sainte Eulalie,  première œuvre littéraire de notre langue, (écrite en langue vulgaire et non pas dans la langue sacrée et officielle qu’est le latin) conduit Roger Bevand  à donner naissance à un ouvrage au titre éponyme. Histoire et fiction se tissent alors avec subtilité dans un roman à la fois sujet d’érudition et objet littéraire. Des personnages ayant existé, le roi Charles le Chauve, l’évêque Gozlin, le prieur Vulfarius,  le moine Hucbald, des mots anciens et  spécialisés, « écolâtre », « Tonlieu », « saie », « rotulus », des détails descriptifs précis confèrent l’authenticité à la narration et l’ancrent dans le réel. Le narrateur recrée avec précision la vie quotidienne de l’époque. Les activités des moines sont énumérées : « éplucher les fèves, laver les souliers, arracher les mauvaises herbes du jardin. Certains des Frères, les plus habiles de leurs mains, oeuvrent aussi au scriptorium comme enlumineurs, relieurs ou confectionneurs de cahiers à partir de peaux animales (…) ». Le narrateur présente les mets  offerts lors d’un repas chez  un comte : « Et  sur des plats de terre, diverses  nourritures appétissantes et fumantes, déployées en abondances : bouillon de viande au pain trempé,  brochet cuit au four, longe de porc mariné, purées  de fèves et de pois chiches. Presque tous les mets avaient été arrosés de garum, ce condiment issu de la macération dans le sel d’huître, d’esturgeon et d’intestins de scombre ». Baudoin d’Ostrevant au cours d’une discussion avec son cousin le vieux prieur Vulfarius  nomme les armes des Normands et les moyens de  protection des soldats de la Francie : « Ces Barbares sont bien armés maintenant : épées à double tranchant, lances, javelots, piques, fléaux, haches de combat (…) Heureusement, nos armures – heaumes, haubert, broignes – sont plus efficaces que les leurs, ils doivent pour l’instant se satisfaire de leurs cottes de mailles. Et nous avons d’excellents rondaches pour nous protéger de leurs coups ». Une abondante documentation nourrit le roman avec une visée didactique. Une boulimie documentaire alimente les discours, les dialogues, les descriptions.

    Dans  le roman historique La cantilène de Sainte Eulalie,    le narrateur  ne se contente pas  de peindre  la vie  monastique du IXe siècle.   Il conte les cruelles exactions commises par les Normands (« Tous les quatre ont eu la tête tranchée avec l’une de ces haches que ces chiens manient avec tant d’habileté »), révèle les mentalités, les moeurs de l’époque, dévoile, par exemple,   les coutumes discriminatoires à l’égard des jeunes filles n’appartenant pas à la noblesse. En effet, les petites  roturières, les fillettes de « basse extraction »  n’ont pas accès l’instruction : « A moins qu’elle ne soit de sang noble, aucune fille ne peut recevoir d’instruction ». Maléfique, la femme, objet de mépris surtout pour les religieux intégristes, représente un danger : « par sa nature même la femme se complaît à errer dans le voisinage du Malin ».  Ses cycles menstruels  épousant le rythme de la nature font d’elle un être insaisissable, mystérieux  et dangereux. La femme est l’instrument du mal : « Ne savez-vous pas que les femmes sont des êtres cosmiques, qu’elles appartiennent aux forces infernales et nocturnes, et que leur cycle est étrangement de vingt-huit jours, tout comme celui de la lune ? ».  Il existe dans l’idiosyncrasie des conservateurs une nature féminine.  L’écrivain-historien plonge le lecteur dans l’univers et les mentalités d’un passé obscurantiste.  Mais derrière le tableau de la société médiévale apparaissent en filigrane certaines tares du XXIe siècle qui sombre lui aussi dans l’intégrisme.

    Cependant le texte de Roger Bévand ne se limite pas  seulement à dévoiler la réalité  historique d’une époque lointaine dont les travers se retrouvent malheureusement au XXIe siècle, il est aussi et surtout un objet littéraire. Les mots, les images, des personnages émouvants et fictifs comme Mathilde, belle enfant intelligente dotée d’une voix céleste,  touchent la sensibilité et l’imagination du lecteur qui découvre l’existence de deux fillettes.

    Dans La cantilène de Sainte Eulalie de Roger Bevand,  un peu plus de cinq siècles séparent deux fillettes : Eulalie, jeune noble des  « faubourgs de Mérida, cité hispanique de l’Empire romain », et Mathilde, petite roturière abandonnée à la naissance au pied de l’ « Abbaye de moniales de Saint-Pierre de Hasnon, dans le nord du royaume de Francie occidentale ». Malgré l’éloignement social et spatio-temporel,  leurs histoires  se mêlent.  Deux rencontres à travers le temps et à travers les mots emportent le lecteur dans un voyage dans leur passé. La vie de Mathilde est une espèce de mise en abyme de celle d’Eulalie. Alors qu’un bel avenir s’offre à elle, Eulalie s’oppose violemment  et rageusement  au « dernier édit en date de Dioclétien, l’empereur de Rome (qui) veut contraindre les chrétiens à rendre hommage aux idoles païennes, ces dieux imaginaires et ridicules ! ». Elle se sacrifie pour défendre sa foi. Mathilde, quant à elle, se sacrifie  aussi pour le Seigneur, mais avec joie et amour : « Je vais porter la Bonne Parole à leur roi, et avec l’aide de Dieu et d’Eulalie, je le conduirai vers la Vraie Foi ». Le but des deux jeunes filles est le même. Mais les méthodes diffèrent : alors qu’Eulalie était dans la violence, Mathilde est dans la paix et l’amour. Or un « monde nouveau » ne peut naître que d’une religion d’amour, de paix, une religion tolérante, ouverte comme celle mise en application par Mathilde, Mère Bérangère et par  le moine Hucbald, homme cultivé, moderne, généreux, annonciateur par de nombreux  aspects de la Renaissance.  

     Avec son dernier roman, Roger Bevand sort la séquence de Sainte Eulalie, texte fondateur peu connu de la littérature française, de l’obscurité et le fait découvrir aux lecteurs du XXIe siècle. Il cerne les faits avec l’acuité de l’historien et la charge émotionnelle de l’homme de Lettres.  Il observe avec le recul du mémorialiste, de l’anthropologue et le regard critique de l’homme contemporain. En même temps, il donne à voir et à vivre l’expérience sensible immédiate de personnages dont il imagine en tant qu’écrivain  le ressenti et les réflexions. Et surtout il prouve que malgré la violence des guerres et des hommes, la nostalgie éprouvée par certains pour un passé rigoriste dépourvu de tout humanisme, il faut toujours avoir confiance  en l’avenir. Le petit chef d’œuvre qu’est la cantilène de Sainte Eulalie constitue un extraordinaire message d’espérance.

 

Du même auteur :

Les chiens du Seigneur. Histoire d’une chasse aux sorcières

http://lecritoiredesmuses.hautetfort.com/archive/2016/09/03/les-chiens-du-seigneur-5843617.html

Estienne Dolet. Un écrivain de la Renaissance mort sur le bûcher

http://lecritoiredesmuses.hautetfort.com/archive/2016/11/03/estienne-dolet-un-ecrivain-de-la-renaissance-mort-sur-le-buc-5869860.html

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