L’Invention des miroirs
Mérédith Le Dez
des femmes Antoinette Fouque (2025)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
L’aventure d’une écriture
L’Invention des miroirs : la magie du verbe déployée ! Un kaleidoscope enchanté de jeux de miroirs colorés, lumineux et parfumés où le rêve, l’illusion et la réalité s’entrelacent et se reflètent en mille éclats sous les yeux du lecteur. Lire L’Invention des miroirs, c’est participer à l’aventure d’une écriture.
Se perdre pour renaître autre
Dans L’Invention des miroirs de Mérédith Le Dez, le mode narratif devient prose poétique. Les nombreux retours phoniques, la répétition de structures phrastiques, leur mise en miroir (– Pouvez-vous répéter vos nom et prénom ? / – Clément Isaure. Isaure Clément »), des motifs récurrents se répercutant (la vierge sulpicienne qui reprendra bientôt « l’apparence toute normale d’un banal flacon bleu de liquide antiseptique », les lettres d’un prénom écrites sur les doigts du père, sur ceux « du Jeune Homme »), le rythme, les images, les jeux de mots, clins d’oeil amusés et amusants, (la référence aux fantômes qui hantent la jeune femme et le prénom Phantôme du chat) troublent par leurs mises en abyme les frontières entre le romanesque et la poésie, entre le rêve, l’illusion et la réalité. Les genres se fondent dans une subtile harmonie. Un prologue s’ouvre sur un dialogue évoquant la scène d’une pièce de théâtre. Puis commence la première partie avec un récit à la troisième personne du singulier, constitué plus tard d’extraits d’un carnet rédigés à la première personne. Le passé et le présent, les souvenirs morcelés souvent mis en branle par des parfums s’entrecroisent et se brouillent comme dans l’esprit et la mémoire perdue de l’héroïne Laurence Metis, au patronyme mythologique et symbolique : Métis, celle qui a le pouvoir de changer de forme. Laurence Metis, quarante-neuf ans, traumatisée crânienne, hospitalisée « après une violente chute dans les escaliers » d’une gare, lieu de passage où elle se perd puis devient autre. Elle s’imagine être Isaure Clément, une jeune étudiante venant de réussir le concours d’enseignante de Lettres.
Le prologue s’achève sur une question : « Madame Metis, une dernière fois, qui est Isaure Clement ? ». Au dialogue entre le médecin et la patiente, succède le récit de la vie de la jeune Isaure, à l’esthétique et peu commun prénom accolé à un banal patronyme. Sans transition, mais comme pour répondre à la question du médecin, concrétisation d’un tournant dans l’esprit de Laurence Metis qui passe d’un état à un autre, les frontières entre la réalité et l’imaginaire s’enchevêtrent et laissent place à une confusion s’installant presque brutalement pour le lecteur dans la perception du moment. Deux vies mises abyme ! Deux vies mises en miroir ! « – Vous voyez ce miroir, Madame Metis ? » : – Oui / – Prenez-le, si vous le voulez bien, et dites moi qui vous voyez » /// « – Je me vois. / Je me vois, moi. Je vois Isaure Clément ». Le miroir menteur ne renvoie pas la réalité !
L’amour des mots
Laurence Metis voit Isaure. Et la vie d’Isaure défile au fil des pages. Isaure à la double extraction sociale : un père sans noblesse et une mère d’origine noble. Isaure solitaire, vivant au milieu de « ses fantômes », la mère « volage », « envolée » après le décès de son petit garçon, le père, pas forcément géniteur («( …) ces derniers avaient découvert que leur fille était enceinte, tout portait à le croire, des œuvres de ce malotru. Isabelle n’avait pas démenti, obstinément muette sous la question ») rapidement en couple avec une autre, une fois son épouse défunte. Isaure, l’amoureuse des mots dès sa plus tendre enfance, ouverte à leur beauté par monsieur Allain, son premier professeur de Lettres. Chaque mot nouveau, savouré, retenu, emmagasiné : «Le mot rejoint la collection qu’elle cache soigneusement sous sa langue à l’abri des voleurs de secrets »// « La gamine, elle, tourne le mot précieux dans sa bouche comme un berlingot de la fête foraine : oto-rhino-laryngologiste. De quoi longuement se délecter »… Isaure, qui, – déjà toute petite inventait des histoires, le soir, seule dans sa chambre -, sur les conseils de son enseignante de français, plonge dans l’univers salvateur et compensateur de l’écriture : « C’est elle, Madame K. qui l’empêcherait de basculer. Elle seule. Ecris, Isaure. L’écriture est un royaume, c’est une île ». Isaure, double de la narratrice. Isaure double de l’autrice ? En se réfléchissant, l’écriture devient à la fois l’objet de sa propre réflexion et le miroir de ses pensées.
Rêve et réalité, prose poétique, roman d’apprentissage
Le va-et-vient entre la réflexion, les souvenirs, le rêve et l’imaginaire confère à l’écriture une dimension poétique et parfois fantastique harmonieuse et esthétique. Pourtant cette harmonie est rapidement ébranlée par l’irruption de la réalité historique, politique, sociale et sociétale, d’abord révélée à la petite fille par une bouleversante photographie dans une revue (« Isaure a pris un magazine, celui qui glissait dangereusement de la table. Sur ses genoux, à présent, un enfant de son âge, exsangue, avec une tête énorme et chauve et le front tout ridé (….) Elle éprouve une frayeur nouvelle (…) »). Puis la fillette est confrontée à des événements politiques et sociétaux aux repères précis : l’accès de François Mitterrand à la présidence, le jeune Malik Oussekine frappé à mort par des policiers lors d’une manifestation étudiante, la justice injuste (« Quant aux meurtriers, ils écopèrent de peines avec sursis »)… L’enfant, ensuite la jeune femme, fait l’apprentissage du monde, de la vie. Avec sa professeure de français, une rescapée de la Shoah, victime d’antisémitisme dans l’une de ses classes, elle découvre la brutalité de l’arbitraire. Isaure, elle-même est affrontée à l’injustice et à la violence lorsque dans une grande surface, un vigile zélé la prend pour une voleuse. L’Invention des miroirs est prose poétique, roman de vie, roman d’apprentissage donnant à voir la conception de l’existence que se forge progressivement la jeune femme : son parcours, son évolution, son ascension sociale. Elle se découvre et découvre la réalité implacable.
Une réflexion sur l’acte créateur
Puis à la première partie, Une éphéméride, et, à la seconde L’horloge de sable, aux titres poétiques et esthétiques évoquant une réflexion sur le temps s’écoulant lentement, inexorablement, de façon continue, mais aussi sur un temps compté, s’épuisant tel le sable dans le sablier, succède la troisième et dernière partie, Les pas perdus, en correspondance avec le prologue. C’est le retour progressif à la conscience, « l’ascension vers le jour », vers le réel : l’hôpital et ses bruits de pas, de glissements de charriots, (« Elle entendait confusément les allées et venues. Le frottement des blouses et des pantalons, les pas rapides, amortis par le caoutchouc des chaussures médicales antidérapantes, le glissement bien huilé des lits sur roulettes (…) »), ses odeurs (« l’odeur de Betadine à lever le coeur »). Puis les souvenirs qui, à nouveau, se présentent en fragments chaotiques. Les êtres rencontrés, morts et vivants, viennent hanter la narratrice dans son demi-sommeil, avant tour à tour, de « rentrer dormir dans les pages de ses cahiers, les uns après les autres, comme ils étaient venus se faufiler à son chevet pour la distraire, le temps d’une longue nuit ». Ce processus symbolise la frontière floue entre l’imaginaire de l’écrivaine et sa vie. Ces personnages issus de son quotidien, de l’inconscient et du rêve deviennent des réalités tangibles dans ses écrits, prenant vie à travers les mots. Ses carnets d’écriture évoquent une mise en abyme, un jeu de miroir, entre la création et la réalité, soulignant la puissance de l’écriture comme un espace où l’imaginaire devient réalité, où la fiction se mêle au vécu. L’écrivain devient à la fois le créateur et le spectateur de ses propres créations. Une belle réflexion sur l’acte créateur ! Une agréable façon d’aborder la complexité de la relation entre l’auteur, ses personnages et le cheminement créatif. Un parcours finalement vital et essentiel pour l’écrivain(e) qui à partir de son voyage intérieur donne vie à des œuvres énigmatiques et profondes. Selon la narratrice, qui dans le bref épilogue, répond « Parce que j’ai échoué à vivre » à la question « En définitive, pourquoi écrivez-vous ? », le lecteur comprend que l’écriture permet de vivre pleinement. « Echouer », terme polysémique, sur son île intérieure, (clin d’oeil entre autres au conseil de madame K), sur « une île où reprendre pied » devient une étape nécessaire pour se découvrir soi-même et apprendre à vivre autrement. « Enfanter des chimères » : l’écriture, « exercice de lucidité paradoxale », l’écriture vitale, l’écriture compensation, l’écriture plus réelle que le réel.
L’Invention des miroirs à l’élégante écriture d’une précision syntaxique et grammaticale impeccable et remarquable, propose une histoire aux mille richesses, aux multiples motifs enchâssés, imbriqués et tissés dans un jeu d’échos se renvoyant les uns aux autres. L’Invention des miroirs de Mérédith Le Dez est un magnifique travail sur le langage, l’objectivation du beau et une pénétrante réflexion sur la vocation et la création littéraires donnée avec légèreté et subtilité.
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