L’interdit
Joumana Mouawad
Vérone Editions (2023)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Une passion interdite
Dans L’interdit de Joumana Mouawad, une narration à la troisième personne fondée sur le réel, en focalisations omnisciente et interne, raconte le vécu passionnel adultère secret de deux amants Romy et Yvan à Beyrouth : une tranche de vie allant de 2017, – extraordinaire moment de leur rencontre -, au 4 août 2020, quand « Beyrouth s’est éteinte », dévastée, soufflée par la tragique explosion d’un entrepôt du port tuant plus de deux cents personnes. Deux moments opposés dans l’esprit et le coeur de Romy : le sublime et l’effroyable, le fabuleux et le monstrueux comme la vie dans la capitale libanaise, d’abord « La Belle époque », puis le chaos.
Un roman du désir et du plaisir
L’interdit est un roman du désir et du plaisir, évoquant la réalité charnelle de l’amour, l’importance du corps vu, du corps support de la séduction : « (elle) se déhanchait tout en arquant son corps dans une voltige souple, sexuelle et charnelle, dans des mouvements corporels comme un appel à l’acte mêlant lancé de tête, de bras, de reins et de jambes (…) ». L’héroïne se transforme en une sorte de Salomé dansant se donnant dans le mouvement tourbillonnant de la danse, ouvrant la porte au rêve et appelant au désir. L’amant et le lecteur deviennent voyeurs.
Une histoire d’amour idéalisée
Parce qu’interdit, il s’agit d’un amour idéalisé. Les superlatifs mélioratifs abondent : « une masculinité rare et une virilité qui la transportaient vers des époques antécédentes … », « elle chérissait la galanterie de ces temps anciens », « il incarnait l’homme dépourvu de matérialisme », « sa vie prenait enfin un tournant exaltant, en couleurs », « liesse impétueuse », « intense fusion »… Yvan, homme marié, partagé entre le Liban et la France à cause de son travail, est investi de nombreuses qualités positives, surtout au début de la relation amoureuse (« Yvan représente l’Homme que tout femme désire de par sa virilité marquée, son intelligence maligne, son ambition absolue et sa carrière admirable »), comme le prouvent le lexique mélioratif et la majuscule à « homme », le plaçant de la sorte sur un piédestal. La jeune femme est constamment dans l’admiration (« elle l’admirait »), l’éblouissement. Les descriptions des relations, platoniques dans un premier temps, des scènes d’amour d’abord fantasmées, sont emphatiques, hyperboliques : « Elle s’abandonnait (…) et s’imaginait déjà criant de plaisir dans ses bras, caressant sa peau blanche (…) Dans sa rêvasserie, ses gémissements résonnaient, (…) leurs corps fusionnant sous ses draps blancs, nus, et rougis par les caresses érotiques et charnelles (…) ». Yvan dit d’abord la gestualité de l’acte sexuel avec des mots ardents avant de le réaliser. Cette rêverie érotique laisse Romy pantelante. Elle est alors partagée entre un sentiment de culpabilité et une passion irrépressible qui lui permettent de goûter intensément la plénitude de la vie, la plénitude de chaque instant présent : « Elle ressentait la joie de vivre perdue, depuis des années ». Son quotidien est envahi par cet amour interdit, par la violence de ses sentiments et de ses désirs, créateurs d’une rupture totale.
Anticonformisme et résilience
Romy brise les carcans sociaux et moraux d’une société aux traditions encore fortement ancrées où les commérages sont légion : « Mais regrettablement, la société libanaise est l’une des sociétés les plus ‘mauvaises langues’. Les ragots faisaient partie intégrante de la vie de chaque individu (…) ». La narratrice critique sa société et donne à voir une bourgeoisie décadente, qualifiée de « vagues de nouvellement riches », « aux apparences en grande pompe et à la frime à tous les niveaux, celle de l’esprit, des discussions, du comportement », passant son temps dans les bars et les restaurants à la mode, menant joyeuse vie, dansant, s’enivrant. Une façon peut-être d’oublier les meurtrissures de la guerre, la crise économique, la corruption de la classe politique, les « entraves géopolitiques, les incertitudes face à l’avenir ».
Le pays des cèdres en arrière-plan
Dans cette autofiction aux portraits brossés avec précision ancrant avec réalisme les personnages dans l’histoire, le pays du cèdre s’impose en arrière-plan : le vieux Beyrouth avec ses maisons traditionnelles en pierre « à la façade à trois arcs vitrées », ses petites ruelles, ses bars à l’ambiance festive et joyeuse, Beiteddine et son palais, « véritable joyau architectural aux caractéristiques Libano-orientales et arborant de concert un style italien baroque (…) Boiseries, mosaïques, arabesques, salons orientaux, cours, hammams, sculptures, arcades, jardins et fontaines, l’immensité et la splendeur de ce monument national ne laissent aucun visiteur dans l’indifférence face à la beauté de cet édifice »… L’écriture de Joumana Mouawad donne à voir le Liban actuel et le fait exister dans sa spécificité, son authenticité et sa beauté.
Mais le 4 août 2020, la Beauté et la vie sombrent dans le néant et « L’image de Beyrouth défigurée et meurtrie restera à tout jamais gravée dans les esprits des Libanais ».
0 commentaires