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Juste retenir la vie

24/01/2024 | Livres | 0 commentaires

Juste retenir la vie
Michèle Sayegh Naja
Vérone Editions (2023)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

Juste retenir la vie de Michèle Sayegh Naja  Une voix narrative insolite

 Juste retenir la vie de Michèle Sayegh Naja est un roman autobiographique original proposant des tranches de la vie de quatre Libanaises, Michèle, Myriam, Mireille, Tania, données à voir et à entendre par une voix narrative insolite, le silo à blé du port de Beyrouth («Je suis le Silo, le narrateur de cette histoire»), plongeant le lecteur dans le présent, le passé, les souvenirs et les rêves de ces femmes. Comme l’indique le titre, concrétion de l’ouvrage, il s’agit de sauvegarder la vie. L’adverbe « juste » antéposé au verbe, mis de la sorte en valeur, insiste sur l’importance de cette contention : «j’ai juste envie de retenir la vie», «Je veux vivre !». Vivre est l’essentiel, le plus important. Il faut se souvenir du moindre instant du passé, même le plus insignifiant en apparence «comme le bruit de l’eau  ou celui des pois chiches remués dans une jarre», pour se rassurer, pour oublier momentanément la tragique explosion du 4 août 2020, ses affres, ses morts : «Les souvenirs se bousculent, elle les laisse monter (…) Je m’y glisse, je deviens ce maamoul, juste pour ne plus écouter les cris des disparus de l’explosion. Ne plus entendre leurs supplications, leurs bras qui s’agitent dans l’eau, avant de disparaître, figés en statue de sel». Juste retenir la vie correspond à une réalité historique et sociale réelle et précise, située entre les manifestations pacifiques de 2019, – ayant investi des lieux symboliques, appelant à la fin de la corruption -,  et l’explosion du port en 2020. L’écrivaine part du vécu, du réel,  pour construire la fiction et donner vie à ses personnages et au Silo, héros épique non humain accédant au mythe.

La voix de l’exil

 Les propos des quatre femmes ou peut-être d’une seule («Ces femmes sont-elles plusieurs, sont-elles une seule personne ? Tania, Mireille, Michèle ou Myriam sont l’écho de ma voix, un éclatement de mon identité»)  se tissent aux réflexions du Silo introduisant le lecteur dans l’intimité profonde du Liban, ses paysages, ses mets, ses parfums, («Le Liban est une odeur, une douceur») ses habitudes, ses allers-retours entre des ailleurs en paix et «l’insécurité» symbolisés par «le roulement des valises», le «besoin de garder une valise dans chaque chambre, les passeports bien rangés dans son sac». Les Libanais vont et viennent entre leur pays «à la fois aimé et haï» et leur pays d’adoption, transportant toujours avec eux un exil intérieur, exportant leur pays dans leurs souvenirs, leur coeur, leurs modes de vie, même  dans le carrelages de leur salle de bains : « Ce carrelage était typiquement libanais. Ses formes lui plaisaient, rondes, ondulées, orange et marron. Des années plus tard, elle avait choisi ce même carrelage dans sa salle de bains à Paris » !

Le passé toujours présent dans les esprits, sa guerre jamais oubliéeElle profite de ce temps volé à l’insécurité, à l’aviation qui survole tous les jours le sud du Liban, ravivant les séquelles de la guerre» / «Pourquoi raviver les séquelles de la guerre, celles qui ne peuvent pas s’effacer ? Du Ring à Sodeco en passant par la rue Monot, ces lignes ont dessiné les chemins de notre enfance, des parcours qui mènent vers des impasses. Pourquoi faire renaître le fantôme du bus de Ain el Remaneh, à l’origine de la guerre au Liban ?») hantent les esprits et les habitudes comme se cacher dans un couloir pseudo protecteur lors d’un éventuel danger de la même façon que lors des bombardements : «Myriam se rue vers sa mère et elles se cachent dans un corridor. Ce réflexe vient de très loin. Pendant la guerre, ce couloir a été un  cocon trompeur que les Libanais avaient transformé en abri».

 Un héros épique

 Le Silo personnifié («Je marche pieds nus dans l’eau, et mes cheveux flirtent avec l’air), tour verticale gigantesque et dominatrice, voix narrative omnisciente, observe, analyse, dit ses ressentis, ses impressions. Il pénètre les pensées, les sensations, les souvenirs des quatre femmes. Sa voix se mêle à la leur concrétisée  sur les pages du livre par deux polices différentes, l’italique introduisant le lecteur dans les souvenirs féminins. Véritable héros épique, il tricote les destins individuels et collectifs, manifestant sa dimension exceptionnelle depuis l’explosion. Ce Silo est un être total, à la fois homme et femme,  père («Pour Myriam, je suis une image de ce père parti trop tôt») et mère, une mère duelle («Deux mères abritent le silo, celle de ‘l’amor’ et celle de ’la mort’»),  ventre nourricier gorgé de blé («Je suis cette mère nourricière»), allégorie du Liban («Je représente ce Liban immuable, figé dans ses traditions ancestrales»), «ogre moderne des contes», mémoire du port, symbole ambivalent du bien et du mal («… je suis, malgré moi, le Silo symbole du vice et de la corruption») dans ce Liban décadent miné par l’avilissement des dirigeants.

 

Des mots justes et précis

 

Michèle Sayegh Naja embarque le lecteur avec pudeur et délicatesse dans son univers intérieur et dans l’intimité de son pays, le révélant en quelques mots justes et précis : «Des gratte-ciel modernes côtoient des maisons traditionnelles aux larges fenêtres couvertes de murs de pierres sortis de ma mémoire», brossant rapidement des silhouettes suggestives, vivantes et vraies dans des descriptions présentant au lecteur le référent avec ses moindres vibrations, ses traits, ses odeurs, ses sons : «Ces rues vibrent aussi au rythme des festivités. A la fête de la Vierge, les taxis posent sur leurs toits une énorme statue et longent les avenues de la ville. Ils haussent le volume de la radio et les chants religieux s’infiltrent dans les brèches des murs, les cantiques s’invitent dans chaque maison, se mêlant à l’odeur du café posé sur la table de la cuisine. Les habitants du quartier sortent au balcon, Myriam fait un signe de croix, puis jette du riz sur le cortège». Elle promène le lecteur dans les rues et l’atmosphère de Beyrouth reconnues avec plaisir et émotion pour qui connaît la ville.

Avec un regard pointu, Michèle Sayegh Naja fait pénétrer le lectorat dans les arcanes de son pays aimé, effondré et délabré, montrant l’ampleur des dégâts dus  à l’explosion, échos aux blessures de la guerre, la difficile vie quotidienne rythmée par les «pénuries, celles de l’eau, du mazout, de l’essence, de l’électricité, des médicaments…». Mais cette crise économique et politique n’aurait-elle pas aussi des aspects positifs «dans un pays qui superpose les masques» :  «(…) ces restrictions ont paradoxalement effacé les artifices des Libanais, elles leur ont permis de renouer avec une forme d’authenticité. On joue moins la comédie parce que la réalités les a rattrapés»,  où chez les bourgeois seules les  apparences importent : «La plupart des Libanaises n’ont pas de livres qui les attendent sur la table de chevet. La voisine de Myriam avait acheté des livres au mètre, pour qu’ils meublent sa bibliothèque (…) Même la lecture devient un vernis qu’on étale, et l’artifice reprend sa place, en maître absolu». Mais se fabriquer un monde d’apparence, « un Liban factice » n’est-ce pas aussi un moyen pour oublier la noirceur du réel ?

 L’art, façon de résister au bégaiement de l’Histoire

 Dans cet ouvrage où la tragédie devient spectacle («Elle sourit à la caméra, comme sur une scène de spectacle. Elle fait ses adieux à son fils de manière presque théâtrale, surprenante» / «Et puis, parce que nous sommes toujours dans un film d’épouvante», l’explosion étant l’impensable, le terrible bégaiement de l’histoire, l’art est une façon de résister, «Cet air de piano est sa façon de résister à l’horreur qui l’entoure», d’oublier,  «L’art est toujours du côté de la sublimation, et le beau du côté du miracle». L’auteure, Michèle Sayeh Naja, quant-à-elle, écrit,  dessine, peint. Une peinture clôt nombre des parties du roman, en lien avec les derniers mots du récit. Elle donne à voir des lieux, des objets, des êtres morcelés, sous différents angles, des âmes et des corps brisés, comme dans Le chaos (2018) rappelant Guernica, la beauté et la vie assassinées dans Rêveries (2022) avec une femme nue allongée,  blessée, le ventre et les seins, symboles de vie, exposés, comme les « vieilles maisons» détruites, transformées «en femmes impudiques».  Les tableaux de Michèle Sayegh Naja sont des cris de colère, de révolte  comme dans colère et mur (2019), montrant la rage de vivre, l’audace de la contestation dans la rue, «lieu de tous les possibles», mais ce sont aussi des rêveries teintés d’espoir dans Légèreté (2018), avec la silhouette d’un couple enlacé crayonné avec légèreté et délicatesse, placé quasiment à la fin de l’ouvrage, note d’espoir résonnant de plus en plus clairement. Il s’agit de retenir la vie, de dire la beauté des choses, de tenter de ne rien oublier surtout lorsque l’on est exilé.

Juste retenir la vie est une tragédie moderne,  «Je suis l’oracle et elles sont le choeur de cette tragédie moderne»,  ponctuée par deux fois d’une didascalie incantatoire :  « Un temps, une respiration… », donnant à vivre l’agonie du Silo, les derniers instants précédents sa mort.  Juste retenir la vie  est un palimpseste tricotant la peinture, la littérature, la poésie. Des anaphores rythment  le texte de façon lancinante dans l’incipit et l’excipit : « Je vais mourir dans quelques heures », « Khay, je prends en sombrant une bague de fiançailles tombée sur le lieu de l’explosion » / Khay, je prends du persil fraîchement coupé du jardin de Beit Chabab »….Ce petit roman qui tisse le réel et l’imaginaire, où plusieurs voix se croisent,  abrite le fruit de toutes les lectures de Michèle Sayegh Naja, sa culture plurielle prouvée par l’abondance des références littéraires, poétiques, picturales, nourriture de son écriture délicate et pudique.

Juste retenir la vie est tout un condensé porteur de la vérité du Liban où tragédie et chant d’espoir se mêlent.

 

 

 

 

 

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