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J’ai tué Emma S. 

18/09/2023 | Livres | 1 commentaire

J’ai tué Emma S.
Emma Santos
Editions des femmes Antoinette Fouque ( 2023)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

Emma Santos : J'ai tué Emma S.  Une écriture de soi

J’ai tué Emma S.  d’Emma Santos (1943-1983) paru une première fois en 1976, réédité en 2023  en format de poche par les Editions des femmes  Antoinette Fouque, est la mise en récit d’une période de la vie de la narratrice dans les années soixante-dix.  C’est  le cri douloureux d’une femme et d’une autrice engluée dans l’univers de la folie,  le corps et l’esprit meurtris par une intense souffrance.

Les mots de la douleur

Après dix ans de vie commune, l’homme aimé, jamais nommé, a quitté la narratrice, la laissant seule, embourbée dans sa souffrance, son chimérique désir d’être enceinte (« Il est parti et je veux un enfant de lui »), transformant toute excroissance de son corps en enfant dans une fusion imaginaire (« La douleur est revenue en octobre 1967 sous la forme d’un goitre à la place d’un enfant »), la plongeant dans  le souvenir des courts instants du bonheur d’être gravide avant les avortements : « un instant de bonheur dans la grossesse avant l’avortement ». La jeune femme clame son mal être,  dit la maltraitance masculine et son mépris (« Tu me martyrises avec les vaisselles quand j’ai envie de prendre la machine ou de rêver. Tu as tous les droits car tu es l’homme. Quand tu rentres d’un reportage tu cries : bobonne mes bottes, tire, range les appareils, porte les films et débrouille-toi pour les avoir en urgence »). Son conjoint  est l’Homme, artiste de surcroît, il a donc tous les droits : « Tu étais l’artiste. Tu avais tous les droits ». Elle est sa créature (« je suis sa femme, sa putain ») et sa création, « sa femme littéraire », celle  qui  porte le nom qu’il lui a attribué avec force et agressivité (« Ce nom que tu m’as donné pour le premier livre. Quand j’ai eu peur que cela me porte malheur tu as pris ton couteau et tu m’as fait écrire le nom sous contrainte sur le contrat »): son nom d’écrivaine « imposé par l’Homme ». Emma S. est une femme tourmentée, maltraitée par l’univers psychiatrique ne faisant confiance qu’aux médicaments,  rejetée par l’homme aimé,  par les éditeurs qui refusent ses ouvrages (« Le livre a été refusé par vingt-deux éditeurs ») car elle écrit ce qui ne doit pas l’être, l’avortement en l’occurrence, dans les années soixante-dix, une réalité mais un sujet tabou.

Une exploration intime

La narratrice raconte aussi la vie en centre psychiatrique, à l’hôpital de jour, l’internement, le personnel masculin grossier, manipulateur, les avortements endurés,  les tentatives de suicide pour oublier… Elle révèle ses sensations, ses ressentis, son corps, ouvertement, avec réalisme, de façon parfois triviale et crue. La violence de ses mots concrétise la violence intolérable de son vécu, de sa folie. La folie, un état subi exprimé par la parole, par l’écriture, la folie personnifiée, que le « F » majuscule transforme en  allégorie  : « La Folie-Femme »,  « La folie je ne peux l’imaginer que femme, énorme, gonflée par les médicaments, à moitié nue sous une robe de chambre en nylon matelassée avec des fleurs violettes ou roses. C’est là que l’ai vue à l’hôpital, toutes les malades étaient la même, dévorant des gâteaux et des sucreries ou bien la cigarette collée à la lèvre ».

Une « femme de papier »

Le livre d’Emma S. est un cri de souffrance et de résistance. C’est le substitut de l’enfant qu’elle n’a pas eu comme l’expriment les verbes « sortir », « naître », le substantif « fille » : « Un livre va sortir. Un livre va naître »,  « On parlait du livre. C’était notre fille ».  L’écriture a commencé en 1964 alors qu’elle expulsait un foetus. Inconsciemment l’écriture et le corps meurtri se sont intimement liés : »L’écriture a commencé avec la douleur du corps ». Tenter d’oublier l’intolérable souffrance, quitter son corps par l’écriture : « Ecrire pour quitter son corps ». Mais, l’accouchement des mots se fait aussi  dans la douleur, « C’est atroce la littérature ». Les mots ne sont plus simplement les véhicules fonctionnels de sa pensée, ce sont des entités cruelles et mortifères. La douleur et la hantise de la mort de soi et de l’Autre poignent constamment derrière les phrases : « Mon frère, mon frère d’amour on aimait la mort comme des enfants, comme une fête. On aimait trop jouer avec la mort », « Il fallait mourir à la première lettre de ta maîtresse (…) Personne n’aurait jamais su la raison de ma mort » « (…) toujours courir avec le couteau pour t’égorger »... La narratrice écrit pour combler des vides déchirants et en même temps l’écriture la lacère. Les rythmes ternaires lyriques (« ta femme ta femme ta femme », « les mots les mots les mots »…), l’absence de ponctuation dans certaines phrases (« Ma première chambre était une loge de concierge pleine de puces de cafards et de rats. Il n’y avait que la joie de partager ta vie »), la succession de courts paragraphes séparés par des blancs matérialisent cette déchirure. Le plein de perniciosité opposé au vide laissé par l’abandon de l’amant. La femme n’existe pas,  elle est une « femme de papier sur les livres et les dossiers médicaux », seule l’écrivaine existe : « Je n’existe que par la littérature ». Ce sont les mots qui la font être, les mots inséparables du corps, devenant même corps : « le corps des mots ». Elle s’anéantit dans les mots comme le suggère le leitmotiv: « Etre une substance un mot ta femme ton nom », « substance« , vocable à l’identique racine que « substantif », autrement dit « mot« . Il y a toute une imbrication imaginaire des mots, du corps et de la folie dans l’écriture d’Emma S. Ces mots et ces notions se tissent, se télescopent, s’enchâssent. L’écrivaine donne à voir le corps par une écriture viscérale et par le dessin :  des représentations à la polychromie éclatante de corps de femmes, mettant l’accent sur la féminité, les seins semblables à des yeux, le ventre porteur de vie à l’intériorité exposée, concrétisation de la maternité déçue. Dans ces dessins tricotant le figuratif, l’abstrait et le fantastique, la femme est réceptacle, plante, animal, avec des cheveux ramilles hérissées, des mains et des pieds palmés.

L’écriture et le dessin n’ont pas apporté une plénitude apaisante à l’écrivaine plongée dans la totale déréliction de sa souffrance mentale. Mais elle a su  transformer sa douleur en oeuvre d’art porteuse d’espoir  dans les derniers mots de son récit. Le 2 juillet 1975, alors qu’elle a bientôt trente ans, elle écrit « J’ai tué Emma S. pour rechercher une femme nouvelle, une femme pas encore née, prendre mon nom de renaissance ». Mourir pour renaître. J’ai tué Emma S. d’ Emma Santos propose l’émouvante exploration d’une vie dans ce qu’elle a de rupture apocalyptique. Une terrible peinture de la souffrance d’une femme !

1 Commentaire

  1. Elias Abou-Mansour

    Ce livre est touchant. C’est le cri douloureux d’une femme meurtrie. Son erreur est d’avoir aimé un homme qui l’a humiliée, trahie, abandonnée. C’est un macho, un tyran qui exprime sa suprématie mâle. La souffrance psychique de cette femme est profonde. Elle a pris de multiples formes. Elle peut se nommer dépression, anxiété, angoisse, mélancolie, désespoir, sentiment du vide, du néant, d’abandon, de rejet…C’est une souffrance profondément envahissante. Elle empêche la femme de vivre. C’est pourquoi l’écriture et la souffrance sont étroitement liées. Les mots incarnent les douleurs du corps meurtri. La dureté du langage concrétise l’intensité de la souffrance et la violence du vécu.
    L’écrivaine dévoile une relation productive entre la littérature et la souffrance. Cette dernière est capable d’enrichir la littérature en général. Elle peut développer une littérature sincère, authentique et vécue.
    Ce témoignage poignant nous ouvre à toutes celles et à tous ceux qui souffrent.

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