Ismaëla
Catherine Weinzaepflen
des femmes Antoinette Fouque (2023)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Un départ contraint
Chaque année, au péril de leur vie, ils sont des milliers contraints par la guerre, les persécutions, la misère, à quitter leur pays, leur famille aimée, plongeant dans la solitude et l’incertitude. Dans Ismaëla, Catherine Weinzaepflen donne un nom, un visage, une âme à une de ces femmes déracinée, arrachée à son pays. Ismaëla, personnage éponyme du roman, laisse Oaxaca, sa ville mexicaine, pour gagner les USA, abandonnant ses six enfants dont un bébé de dix mois («Mon bébé, ma tristesse. Il avait dix mois lorsque nous nous sommes séparés »), sacrifice indicible d’une mère pour gagner de l’argent afin que ses enfants aient une vie meilleure que la sienne et puissent poursuivre des études : « Isamëla ne se pose pas de questions au sujet de son travail, elle ne songe qu’à permettre à ses enfants d’aller à l’école le plus longtemps possible ». Victime de «passeurs voleurs », sa semelle gauche ayant lâché, assoiffée, luttant pour survivre, elle parcourt à pied des kilomètres interminables, traverse des montagnes désertiques dans « l’âpreté de la fournaise », le désert torride (« la chaleur du désert est terrible »), se cachant de la police. Presque arrivée, suite à un malaise, elle rencontre David, l’inoubliable David, l’amour de sa vie, qui la découvre évanouie et la sauve. Mais elle le quittera malgré tout pour réaliser son objectif : travailler.
Une technique narrative originale
– Un bref journal
Pour évoquer cette plongée dans l’existence d’une exilée, Catherine Weinzaepflen use d’une technique narrative originale. L’ouvrage s’ouvre sur le journal de Clément Nato, un artiste qu’Ismaëla rencontre dans le bus lors de ses interminables trajets la menant sur ses différents lieux de travail. Ce journal, localisé et daté, repris après trois années d’interruption commence le lundi 29 juin 1998, à Los Angeles, lorsqu’Ismaëla entreprend quelques heures de ménage chez le peintre et s’achève le 5 octobre 1998 alors qu’elle vient de succomber à une hémorragie cérébrale : « La chirurgie qu’il eût fallu pratiquer à la suite de la seconde hémorragie était trop coûteuse. Ils n’ont même pas demandé à la famille non plus qu’à moi qui parlais régulièrement au médecin-chef si quelqu’un pouvait payer ». Or, « Lorsqu’on n’a pas d’argent dans ce pays, on n’est rien ». Et le Journal se clôt sur un seul mot, un cri, indigné, de Clément Nato : « Assassins ». Point d’orgue résonnant intensément, puissamment et douloureusement contrastant avec la suite de l’ouvrage au pathos ténu, donnée dans le ton du constat, sauf lorsqu’Ismaëla pense à l’abandon de son très jeune fils.
– Une plongée dans la conscience d’Ismaëla
Puis, dans le chapitre I de la première partie, l’autrice a recours à une analepse éclairant les difficiles conditions du périple parcouru par Ismaëla pour atteindre les USA, plongeant le lecteur quinze années plus tôt. La narratrice, utilisant le présent, entre dans la conscience de son personnage et se fait l’interprète de son vécu, de ses ressentis, de ses sensations, de ses expériences. Elle ne les dit pas, elle les fait vivre dans un roman qui s’intéresse à cette existence individuelle prise dans la tourmente de l’exil, sans jamais se plaindre, sans jamais se révolter. Résignée, (« J’ai 58 ans et je ne sais plus me mettre en colère. Je fais avec »), mais battante, Ismaëla accepte sa situation, luttant pour vivre et trouver honnêtement des solutions, même si elle les juge dégradantes comparées à sa vie passée : « (…) faire des ménages, ce qu’elle juge malgré tout dégradant lorsqu’elle songe à sa maison, à ses enfants, à la considération qu’elle avait à Oaxaca ». Elle accepte sa nouvelle vie, elle évolue, découvrant progressivement la beauté du monde environnant, ses yeux se dessillant peu à peu. Le temps s’écoulant, elle regarde autrement le pays d’accueil, « Si longtemps avant de me rendre compte que l’océan est beau à Los Angeles, que les palmiers y sont différents de ceux du monde entier et que mon Avenida botanica est une merveille », progressivement heureuse même, lorsque, en l’occurrence, Clement Nato lui offre une de ses œuvres picturales : « Ismaëla qui marche dans les ruelles de Venice songe que dans la Cité des Anges où elle habite, elle doit avoir retrouvé les anges qui accompagnaient les mustangs du désert ce jour-là. Serre sous son bras le tableau de Clément Nato et se dit qu’elle a de la chance ». Aux USA, elle vieillit, voit la vie différemment, elle ne reconnaît plus son pays, se coupe peu à peu de ce Mexique pourtant profondément ancré en elle (« Découper des tomates me ramène toujours au Mexique »), de sa famille, chacun évoluant différemment : « Je suis contente que Miss Corissa m’ait permis de revoir ma famille. Je les ai vus, ils sont différents de ce que j’imagine loin d’eux. Ils ne m’appartiennent plus ». Un tragique hiatus se crée entre celle qui est partie et ceux qui sont restés. Elle devient autre (« A force de vivre au milieu des gringos, je suis peut-être devenue aussi aveugle qu’eux (…) Parfois je crains de devenir aussi bizarre qu’eux »), surtout lorsqu’elle parle anglais. En effet, des liens très forts existent entre la langue parlée et l’appartenance à un pays. La langue est constitutive de l’identité. Des sons étrangers, une prononciation différente (« L’effroyable rencontre avec une langue étrangère. Les quelques mots que je tentais d’apprendre me faisaient mal à la bouche. L’échec m’écorchait les oreilles. Je n’arrivais pas à aplatir la jota ») emportent douloureusement le locuteur vers l’ailleurs, le transforment même : « Une langue étrangère vous transforme beaucoup plus sûrement que les vêtements que vous portez. Je ne sais plus qui je suis lorsque je parle anglais ». Mais Ismaëla pense toujours dans sa langue. Ce qu’elle regrette : « il faudrait que je prenne l’habitude de penser en anglais ». L’autrice voulant garantir l’authenticité de son histoire, témoigne d’une telle exigence narrative que son personnage est si vrai, si vivant, si fort que le lecteur a le sentiment que le récit est une traduction
– Le vécu et la mémoire
Les chapitres se succèdent faisant alterner des monologues intérieurs à la première personne du singulier et des récits à la troisième personne en focalisation interne, le passé et le présent se tricotant subtilement. Catherine Weinzaepflen bouleverse l’ordre temporel du récit, destructure l’histoire, fait éclater la narration. Elle tisse le présent vécu par Ismaëla aux Etats-Unis, ses journées de travail, ses interminables trajets à pied ou dans le bus, aux souvenirs de sa vie passée. A l’intérieur du vécu présent, des éléments, une pensée, une odeur, un ressenti, font naître des souvenirs, des réflexions. Ismaëla établit des comparaisons entre la vie aux USA et au Mexique : « Il y a deux semaines, j’ai découvert un lapin gris à longs poils dans la chambre de la petite Rose. Un lapin dans une cage avec miroir et maisonnette. (…) Dans mon pays, on mange les lapins ». L’eau du Gila river dans laquelle elle plonge lui rappelle le Rio Verde : « Elle avait retrouvé la sensation précise des cheveux qui, se mêlant au mouvement de la rivière, libèrent le corps entier ». La mémoire involontaire arrive avec les mêmes sensations qu’autrefois, restituant avec la même intensité des pans de son passé.
– Une émigration réussie
Au lumineux et coloré Mexique s’oppose la grisaille de Los Angeles très souvent dissimulée sous un brouillard mortifère : « Au moment où Ismaëla atteint Jefferson, le ciel s’éclaire d’une luminosité absolue. Bleu vif et rare dans une ville souvent traversée de lambeaux de brume au début du jour. Les âmes mortes qui stagnent et errent dans la cité des anges, se dit-elle chaque fois qu’elle se trouve prise dans une condensation de fog ». Cependant cette ville américaine devient subitement nitescente à la fin de l’ouvrage, lors du malaise létale de l’héroïne (« Le ciel de Los Angeles est d’un bleu mexicain. Aucun brouillard. Une chaleur fraîche »), matérialisation de son moi réconcilié, de son unité retrouvée, de son émigration réussie : elle a désormais une nouvelle existence, sa fille a pu venir aux USA, s’y adapter parfaitement, devenir infirmière ; au Mexique, ses autres enfants ont désormais une belle vie grâce à son sacrifice.
Une écriture sobre et précise
Ismaëla n’est pas simplement le témoignage psychologique et sociologique d’un exil, c’est surtout et avant tout une œuvre littéraire aux descriptions en mouvement enchâssées dans le récit et dans des flux de conscience, donnant à voir et à ressentir ce que perçoit l’héroïne. Les descriptions prises en charge par celle-ci révèlent une observatrice attentive, curieuse, sensible. Une esquisse rapide, un trait juste saisi diligemment montre tout entier le personnage ou l’animal décrit :« Les oies s’étaient avancées vers moi en tortillant des fesses, le bec en avant, menaçantes ». Les lieux donnés en quelques mots précis ciblant l’essentiel sans foisonnement de détails (« Dans les chambres, le linge sale déborde des paniers qui lui sont réservés, lorsqu’il n’est pas simplement abandonné sur les lits de la même manière que les serviettes-éponges sur les carreaux de la salle de bains. Dans la cuisine, l’évier est rempli de vaisselle, et le lave-vaisselle aussi, dans lequel des traces de nourriture ont moisi, ajoutant à la saleté la puanteur »), imposent le regard de l’observatrice dans de sobres et authentiques effets de réel. Los Angeles, les somptueuses maisons des employeurs d’Ismaëla, leurs jardins, objets d’une description réaliste sont aussi des lieux donnés à voir de façon esthétique et poétique, révélatrice des états d’âme du personnage et de l’acuité de ses perceptions : « une brume opaque plombe l’air tiède de la ville. On ne voit pas à 20 mètres et les odeurs fusent de partout, exacerbées par l’humidité. Elle marche seule dans un silence ouaté. Reconnaît au passage le parfum de la sauge, celui de l’eucalyptus (...) ». La narratrice fait surgir le réel à partir de quelques traits caractéristiques jouant sur les synesthésies associant de façon laconique mais précise la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher. Les énoncés narratifs et descriptifs, les comparaisons concrètes ancrées dans un ailleurs exotique (« ils (…) ont été mis au monde comme une portée de cacatoès se dissémine dans une forêt vierge prête à les accueillir ») se tissent avec harmonie et esthétique immergeant le lecteur dans la mentalité de la protagoniste mexicaine donnée dans l’ordre du ressenti avec richesse, nuance et complexité.
Ismaëla est un roman à la structure narrative et à l’écriture originales donnant à vivre, loin de tout esprit polémique et militant, l’expérience réussie d’une migrante permettant de détruire les préjugés que certains peuvent avoir.
Un autre ouvrage de Catherine Weinzaepflen :
L’odeur d’un père
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