L’Odeur d’un père
Catherine Weinzaepflen
des femmes Antoinette Fouque (2021)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Des jeux de miroir aux multiples facettes
L’Odeur d’un père de Catherine Weinzaepflen : un entrelacs délicat de moments présents et passés où alternent le point de vue de l’enfant et celui de l’adulte, tissage de leurs ressentis et de leurs discours. Aux émotions, au vécu de l’enfant englué dans le réel s’entrelacent les souvenirs, la vision et les interprétations de l’adulte : jeux de miroirs aux multiples facettes se réfléchissant, se nuançant, s’expliquant au fil des échappées de la mémoire. Un récit autobiographique donné en une multitude de fragments renonçant à la linéarité chronologique, s’ouvrant toujours sur une proposition temporelle : « Quand j’ai onze ans », « Quand j’ai trois ans », « Quand j’ai quinze ans »…, leitmotiv lancinant, refrain incantatoire. Une introspection mêlée à l’exploration intime d’un père disparu. Un récit de filiation pour rétablir un lien souvent distendu et même disloqué et assurer une continuité intergénérationnelle. La fille de la narratrice, dédicataire de l’ouvrage, « A Fanny, ma fille », ouvre le recueil et le clôt : « Quand j’ai quarante ans je deviens mère », dénouement en point d’orgue, formule finale lapidaire imposant une absente intensément présente. La narratrice, la fille devenue à son tour génitrice comprend. Les liens père/fille fragmentés comme le récit sont désormais renoués. De même, faire écouter le Réquiem de Mozart au père malade alité assurer une transmission avec la génération précédente. La musique tisse une continuité, établit des correspondances avec le grand-père paternel au-delà du temps : « J’ai, sans le savoir, fait le lien entre mon grand-père Camille (le boulanger qui jouait du violon), toi, et moi sa petite fille ».
Deux personnalités opaques l’une à l’autre
L’Odeur d’un père : une errance dans des tranches de vie au fil des souvenirs. Une adresse à un père de plus en plus familier, cerné, compris et réhabilité (« J’ai soudain la sensation que ce récit constitue une réhabilitation de mon père ») après des années de haine, d’incompréhension mutuelle. Deux consciences, deux personnalités opaques l’une à l’autre et génératrices de tensions, de souffrances, essentiellement pour la fillette surveillée (« je suis surveillée au point que vous lisiez mon courrier »), emprisonnée (« la surveillance serrée que tu m’infliges ») par un père peu accommodant qui ne la comprend pas, qui ne lui fait pas confiance, par une belle-mère haineuse (« elle fait de moi la cible de son venin », malveillante, jalouse, aux jugements négatifs à l’opposé de la mère, aimante, permissive, personnage en creux dans l’ouvrage : « C’est pour D. la preuve que (à onze ans) je suis une dévoyée ». Quand la narratrice a seize ans, pour un simple badinage amoureux estival, sur la plage, son père la gifle, (« Tu me gifles devant ce garçon, devant tout le monde »), violence injustifiée, intolérable, insupportable. Pour couronner le tout, la belle-mère lui inflige une consultation gynécologique pour « vérifier (sa) virginité », concrétisation de l’absence de confiance, la dépossédant de la sorte de toute liberté, violant son intimité en lui faisant subir une expérience traumatisante, avilissante, humiliante.
Des messages olfactifs
La fillette avait onze ans lorsqu’elle débarqua en Centrafrique, assaillie par l’humidité et les odeurs, pour retrouver ce père méconnu, insaisissable, assiégé de contradictions, parti peu de temps après son divorce. Des liens fugaces, ténus s’opèrent d’abord par le biais de l’odorat, le « sens de prédilection » de la narratrice. Dans la maison où prolifèrent, comme dans ce continent envoûtant qu’est l’Afrique, les odeurs, «Odeurs putrides accentuées par la chaleur qui décompose tout végétal ou animal mort, odeurs magiques des fleurs et des fruits », c’est l’odeur du père qui s’impose dans l’expérience de l’intimité de la toilette : « dans la salle de bains flotte le parfum du savon Camay rose (…) l’odeur agressive de l’aftershave Gillette bleu (…) », celle de « la lotion Pantene ». Des relations s’instaurent peu à peu. Au père rêvé, imaginé, succède le père réel : « je suis obligée de me rendre à l’évidence : tu ne ressembles pas à Raf Vallon », autoritaire avec elle, ne tenant pas ses promesses. La voiture promise pour la réussite au baccalauréat ne sera jamais offerte par le mari soumis qui ne veut pas déplaire à son épouse : « Tu m’as promis de m’offrir une voiture quand j’aurai mon bac. Lorsque je te le rappelle, tu prétends que jamais tu ne m’as fait une telle promesse ». Le père et la fille, davantage dans la haine que dans l’amour, ne se comprennent pas.
L’empreinte du père
Pourtant ce père raciste, paternaliste (« tu as pour les Africains de l’affection, fût-elle paternaliste ») l’ouvre sans le vouloir à l’amour de l’Afrique, à l’amour de l’Ailleurs : « Dans ta vie de ratages successifs tu auras eu l’Afrique et tu me l’as offerte. Ce fut pour moi l’ouverture au monde : l’Afghanistan, le Balouchistan ou l’Iran. L’Afrique imprégnée en elle est recherchée : « Il m’a fallu plusieurs années pour comprendre que ce Moyen-Orient m’aimantait à défaut d’Afrique ». Elle est retrouvée par le biais des données olfactives dans tous les pays visités. La beauté des différents lieux de l’État centrafricain, « digne(s) d’un tableau de Caspar David Friedrich », le contact des autochtones chaleureux, joyeux ont transformé la fillette en citoyenne du monde : « depuis toujours je me sens citoyenne du monde ». L’autoritarisme du père et de son épouse n’arrive pas à la soumettre. Au contraire, il aiguise son sens critique, ouvre son horizon culturel, intellectuel, politique, forge son identité. L’éducation incorporée est transformée, elle devient anticonformisme aux yeux de son géniteur et de sa belle-mère : « Je suis en jeans et j’ai les cheveux teints au henné, mes ongles manucurés et veste en laine Scapa. D. n’y comprend plus rien. Toi tu me traites de zazou. Je comprends qu’on me reproche de ne pas être dans les normes. En effet, j’ai vécu Mai 68 ». La jeune femme choisit le chemin de la révolte, porte un regard humaniste sur l’univers environnant. Voir la beauté du monde la réconcilie avec la noirceur et la violence du réel contemporain : « La beauté de certains paysages me réconcilie (….) Seule cette beauté contrebalance la fureur des hommes ». Ce père, longtemps mésaimé, pour compenser son absence, l’avait confiée les jeudis, à son oncle. Or cet oncle amoureux des belles Lettres a initié l’enfant par la lecture de l’Odyssée à la littérature. Son ascendance a profondément marqué sa vie, contribuant à ce qu’elle est devenue : une écrivaine, une femme libre dans l’opposition consciente et/ou inconscient à la figure paternelle, inscrite dans la continuité de sa famille.
Dans L’Odeur d’un père, l’odorat sollicite les souvenirs, rapproche le passé et le présent. L’Afrique, en toile de fond, donnée par des descriptions esthétiques et sensuelles, par des messages olfactifs, révèle une Africaine de coeur (« Je suis africaine ») qui se découvre et découvre son père au fil des réminiscences et de l’écriture. Le passé est toujours présent. Les ascendants existent toujours dans les souvenirs, le coeur, l’inconscient, le conscient, l’ADN. Bien que différent et autre, « elle est eux »(1).
(1) « On est eux » : expression de Pierre Bergounioux
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