Filiations dangereuses
Karima Berger
Editions Chèvre-feuille étoilée, 2007
(par Annie Forest-Abou Mansour)
Filiations dangereuses de Karima Berger donne à lire une mise en abyme familiale où trois «je » s’expriment : ceux de Pierre, de Mahmoud et de Driss. Le lecteur ne sait pas d’emblée qui parle dans cette quête répétée du père, des origines, du nom – concrétion de l’essence – et de soi-même. Le même scénario se renouvelle et s’inverse allant d’échecs paternels répétés en rencontres impossibles entre un père et son fils. Mahmoud « dispar(aît) un jour, sans prévenir » pour « retrouver les siens au Maroc », laissant Martine seule avec son « rêve éveillé qu’elle veut poursuivre alors même qu’elle s’est éveillée depuis longtemps ». Pierre s’embarque vers le Sud avec Nadjîa, femme d’un ailleurs méditerranéen, qui lui « ouvre les portes d’un monde inconnu » et lui rappelle ce père, lui aussi, inconnu et rêvé. Driss, « enfant étrange, ni d’ici ni de là, qui n’(est) pas un parfait Arabe mais qui parl(e) un arabe parfait » remonte vers le Nord avec Susan, la Londonienne. L’image de la spirale et de l’enfermement s’impose d’emblée et entraîne le lecteur dans un vertige sans fin. Le temps devient cyclique : un enfant naît et grandit sans père. Puis tout recommence. On est dans le cercle infernal de l’enfermement, de la répétition.
Les points de jonction entre Pierre, Mahmoud et Driss sont la langue et la femme : la langue arabe du carnet, investi d’une immense valeur – ce carnet, susceptible de révéler l’identité et dont la traduction est promesse de vérité -, puis celle de Nadjîa, la traductrice ; la prononciation pleine de volupté de Martine et celle très douce de Susan. La connaissance de la langue est le premier pont entre deux civilisations permettant d’entrer dans le monde magique et secret de l’autre : « elle ne connaissait pas son pays mais elle savait dire son nom, elle avait compris que c’était aussi efficace qu’occuper un territoire ».
Avec la langue, la femme permet l’entrée, mais pas l’intégration totale, dans un monde autre, aux moeurs et aux coutumes différentes. Emmené avec Pierre à Médéa, le lecteur assiste alors à la confrontation de deux cultures. Pierre essaie de retrouver et d’assumer son identité mutilée en adoptant une autre religion. Mais il reste le « roumi » pour la famille de Nadjîa, la femme libre et forte. Karima Berger dévoile alors les non-dits, tout ce qui est caché au monde occidental : le refus d’un mari chrétien, l’hypocrisie des virginités refaites, « les saintes nitouches qui vous enveloppent de leur sensualité »… Puis l’apparente harmonie vole en éclat avec la circoncision imposée à Driss, ce lien mystique entre les êtres : « acte sauvage et pur, grégaire, accompli par tous, un acte qui exige de meurtrir pour mieux sceller la communauté, de saigner pour mieux témoigner de sa vitalité et assurer la survie de la horde ». C’est l’élément catalyseur : furieux, Pierre dont « le bonheur (est) fauché d’un coup, par une lame froide et haineuse » s’enfuit, abandonnant à son tour la femme aimée et l’enfant, « lui qui a rêvé de père, voilà qu’on lui vole son fils, à son tour, il ne sera pas père ». La boucle est bouclée.
Avec une grande maîtrise et une écriture mêlant violence et douceur, réalisme et poésie, Karima Berger conduit le lecteur dans les méandres d’un discours multiple, à la fois témoignage sociologique et objet littéraire.
Je crois que c’est l’une des meilleures chroniques écrites sur ce livre que j’ai beaucoup aimé et qui me hante souvent.
Il a aussi une qualité essentielle : son honnêteté ontologique. Oui, les sociétés et les êtres sont mis sous une lumière incandescente.
Merci Annie.
Behja