Et toi, comment vas-tu ?
Lise Gauvin
des femmes Antoinette Fouque (2022)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
L’importance des mots
« Et toi, comment vas-tu ? » : Ce sont les derniers mots de Marianne, mère de Vivianne, avant de mourir. Mots révélateurs de son amour, de sa générosité et de sa bienveillance à l’égard de sa fille. Mots tellement importants qu’ils en deviennent le titre de l’ouvrage de Lise Gauvin. Les mots, liens ténus mais primordiaux entre les femmes d’une même famille, entre les générations proches et lointaines, passées et à venir. Mots prononcés résonnant dans l’esprit et le coeur, mots écrits, traces indélébiles qui perpétuent la mémoire de ceux qui ne sont plus, qui leur survivent.
La mémoire involontaire
Dans Et toi, comment vas-tu ? de Lise Gauvin, Vivianne, la narratrice, évoque les cinq dernières journées de sa mère « étendue dans une chambre » d’hôpital. Cinq journées qui déclenchent l’ouverture de « la boîte aux souvenirs, guidée par (la) mémoire généalogique ». Cinq journées qui se succèdent du vendredi au mardi, jours, puis heures précisées, « Dix heures trente », « quinze heures », « dix-huit heures trente » , ponctuant la fin de l’agonie maternelle dans une narration éclatée laissant la place aux souvenirs. Des bribes de récits instantanés, suivant le mouvement du vécu, brisés par l’irruption de réminiscences comme l’histoire de l’oiseau semblant mort : « Un souvenir me vient en mémoire (…) Ma mère, dans l’état où elle se trouve, me fait penser à cet oiseau qu’on croyait mort ». Des résurgences de moments évanouis provoqués par des sensations, une parole, une action communes au présent et au passé, des associations d’idées. Lorsque l’infirmière fait remarquer que la malade « ne se plaint jamais », la narratrice se souvient alors et enchaîne « Je n’ai jamais vu ma mère pleurer. Sauf une fois dont je me souviens avec précision ». Comme chez Proust, la mémoire involontaire, affective, soudain se met branle en restituant des pans de passé donnés dans le récit de la narratrice, à la première personne, apparaissant dans des monologues à la deuxième personne du singulier (« La ferme où tu vis ressemble à une ruche ») ou du pluriel (« Vous habitez Québec, votre ville de naissance depuis trois ans »), « vous » s’adressant à Vivianne, qui n’est plus dans certains chapitres l’instance d’énonciation, qui n’est plus vraiment elle, le temps ayant passé, mais une autre elle-même à qui elle parle avec recul, tout en sollicitant l’attention du lecteur. Des fragments de vie personnels s’élargissant à d’autres !
Les mots en héritage
Les tranches de vie des aïeules s’entrecroisent à travers les souvenirs de la narratrice, à travers sa conscience. Ce sont des retours sur soi, (« Vivianne »), sur ces femmes aujourd’hui disparues : la mère, Marianne, la grand-mère, Réjeanne, et une lointaine ancêtre du XVIIe siècle, Anne, une orpheline abandonnée par ses parents adoptifs dans une institution créée par le pouvoir royal. Très vite, la jeune Anne prend son destin en main, quittant la France avec d’autres femmes envoyées « dans les colonies d’Amérique » par Louis XIV. Cette ancêtre lointaine est la fondatrice de la lignée dans cet éloigné Québec, arrière-plan géographique, historique, politique, émotionnel, culturel, à la présence ténue mais intense dans le roman, lieu de vie de toutes ces femmes. Réjeanne, Marianne, Vivianne dont les prénoms constituent les déclinaisons de celui de la lointaine aïeule. Trois prénoms englobant « Anne », mêmes et autres, unit dans le même nom, chaîne phonique, chaînon familial, transmission d’un unique ADN, d’une mémoire consciente et inconsciente, circulation des mots, héritage écrit comme le journal d’Anne légué à l’une de ses petites-filles, héritage oral, « Et toi, comment vas-tu ? », derniers mots laissés en héritage devenant conclusion de l’ouvrage en point d’orgue résonnant à l’infini. Des femmes généreuses, soucieuses de leur descendance. Anne « espère (…) avoir posé quelques balises pour les générations à venir ». « Puissent » dit-elle « mes descendants un jour m’en savoir gré ». Les mots constituant des liens entre les générations. Héritage et transmission, ils sont inséparables au-delà du temps, passé et futur envisagé donnant sens au présent. Survivre par les mots : « vivre deux fois, une fois en vrai et une fois à travers les mots (…) ». De la sorte, « arrêter le temps » et continuer afin de « prendre le relais pour la suite du monde », assurer la continuité.
Et toi, comment vas-tu ? est un maelstrom romanesque délicat, original, à la présentation factuelle des événements dépourvue de tout pathos, de tout excès, empreint de réserve : roman polyphonique revisitant l’Histoire québecoise, récit de filiation, autofiction, journal intime, romans dans le roman, palimpseste dont les effacements renaissent au détour d’un ressenti, mise en abyme de plusieurs vies. Un roman placé sous l’évocation de celui de Camus avec la phrase initiale « Hier, maman est morte ». La finitude, l’absurdité totale, mais d’emblée contrecarrée dans tout l’ouvrage par la confiance assurée par cette continuité de la transmission filiale garantie par les traces laissées par les mots et par tout l’amour qu’ils recèlent : « Et toi, comment vas-tu ? / C’est cette parole, la dernière, qu’elle m’a laissée en héritage ».
Dans Et toi, comment vas-tu ?, émouvant ouvrage de Lise Gauvin, les paroles sont liens et transmissions d’amour. Et ce sont elles qui permettent à la Vie de continuer : « Nous bavardons à bâtons rompus. / Déjà, la vie reprend ses droits, banale à souhait ».
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