Elles étaient neuf
L’histoire vraie de l’évasion d’un groupe de femmes
qui a survécu au pire de l’Allemagne nazie
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Catherine Delaruelle
des femmes Antoinette Fouque (2024)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Un ouvrage aux accents épiques
Elles étaient neuf de Gwen Strauss relate le parcours de neuf Résistantes pendant la seconde Guerre Mondiale : «Neuf femmes jeunes qui ne voulaient pas mourir et ont lutté ensemble pour retourner vers la VIE». Dans son volumineux ouvrage aux accents épiques, Gwen Strauss donne à voir leur existence dans l’horreur des camps, leur inconcevable traversée des lignes de front et leur retour en France avec un sentiment de solitude empreint de désillusion : «Elles ont l’impression de rentrer dans un monde qui leur est étranger».
Les oubliées de l’Histoire
C’est au cours d’un déjeuner familial en 2022 que l’écrivaine Gwen Strauss apprend comment sa grand-tante Hélène «a réussi à échapper aux nazis en compagnie de huit autres femmes», le 15 avril 1945, au moment de la débâcle allemande, lors d’une marche de la mort. Comme de très nombreux survivants hantés par leur passé, («Les neuf femmes n’ont presque jamais parlé de ce qu’elles avaient vécu pendant la guerre, mais il était clair que cette expérience les hantait en permanence»), Hélène a préféré se taire. Il est non seulement difficile de dire l’indicible mais de surcroît nombreux sont ceux qui ne veulent pas savoir : « Tout cela, c’est du passé. Ne ressasse pas, la vie continue« , répond la mère de Mena à sa fille qui, le premier soir de leurs retrouvailles, tente de lui raconter ses insoutenables épreuves. Au lendemain de la guerre, les rescapés des camps, par leur présence, rappellent un sombre passé que l’on veut oublier. Sentiment de culpabilité des survivants ? Honte de ne pas avoir agi, d’avoir collaboré ? Peur d’entendre l’inconcevable ? Les raisons de vouloir oublier sont nombreuses. C’est pourquoi le sujet des survivants est resté longtemps tabou. Parfois l’entourage, essentiellement celui des femmes, ignore le rôle qu’elles ont joué dans la Résistance, les supplices subis : « la torture, les simulacres de noyade, les exécutions sommaires, les fusillades (…), les convois entiers envoyés à la chambre à gaz à peine arrivés...». Le plus lamentable est que les rescapées ne sont pas crues, ne sont pas prises au sérieux quand elles tentent de s’exprimer : «Comme elles étaient de jeunes et jolies femmes, on ne les prenait pas au sérieux quand elles tentaient de dépeindre ce qui leur était arrivé». Alors qu’elles ont été les premières parmi les Résistants, les hommes étant quasiment tous partis à la guerre, elles restent invisibles. De Gaulle qui «a créé l’ordre de la Libération pour que soient reconnus les héros de la Résistance (…) a demandé aux femmes de se mettre en retrait pour que les hommes re(çoivent) les honneurs». Il faut dire que les femmes étaient, à l’époque, considérées comme mineures, dépendant de leur père, puis de leur mari. Il a fallu attendre 1944 pour que les Françaises obtiennent le droit de vote, 1965 pour qu’elles puissent ouvrir un compte bancaire et travailler sans l’autorisation de leur conjoint ! Pendant très longtemps, elles ont été les oubliées de l’Histoire, comme l’ont été après la guerre les Tziganes, les Roms, les handicapés, les Témoins de Jéhovah, les homosexuels, les prostituées qui souvent «étaient des mères sans domicile dont le mari était mort à la guerre ». Gwen Strauss avec son ouvrage, Elles étaient neuf, sort les neuf amies de l’invisibilité et de l’oubli.
Un schéma narratif original
Dans une narration non linéaire, discontinue, procédant par digressions, le déroulement chronologique de l’évasion est entrecoupé de la présentation de chacune des neuf femmes, photographies à l’appui, de son passé avant, pendant et après la guerre. La structure brisée, fragmentée, originale de l’ouvrage, matérialise le vécu des fugitives. Il existe toute une polychronie du temps du récit avec de constants allers-retours entre l’histoire des camps, le vécu individuel de chacune et son vécu au sein du groupe pendant la fuite à travers l’Allemagne. Multipliant les détails empruntés au quotidien des rescapées, montrant des situations concrètes, les difficultés comme le franchissement de la Mulde à l’eau tourbillonnante, les lieux parcourus, les personnes rencontrées, les nommant, les décrivant, tricotant la première personne du singulier, celle du «je» qui raconte («Quand j’ai démarré mes recherches sur les femmes (…)»), et la troisième du pluriel, celle de l’intrigue, tissant le passé et le présent, l’auteure produit de puissants effets de réel, traduisant efficacement les expériences dramatiques des neuf femmes, s’immisçant jusque dans leurs ressentis et leurs pensées en jouant avec les différentes focalisations : «Hélène sentait son coeur cogner contre sa poitrine», «Elle voit le visage inquiet d’Alina au-dessus d’elle et se résigne à mourir. Un mot lui vient à l’esprit : ‘estropiées’, et cela la révulse tellement qu’elle se sent la volonté de se battre renaître en elle». Dans Elles étaient neuf, Gwen Strauss met à profit son talent d’écrivaine pour donner vie à l’Histoire.
Un ouvrage historique aux accents littéraires
En effet, Gwen Strauss part de faits réels, mais écrivaine («(…) je ne suis pas historienne. // De formation, je suis poétesse»), elle imagine aussi les gestes, les attitudes : «Je l’imagine accoudée au bastingage, le regard rivé sur les flots…», colorant la réalité de ses lectures, de son imagination et de son empathie. La narratrice dit les souffrances, la faim endurée, les dégradations du corps, mais aussi les espoirs, les moments de joie, le rire libératoire («Et voilà qu’elles partent toutes d’un fou rire irrépressible»), la solidarité et l’amitié. C’est cette amitié qui a permis à ces femmes de survivre : « «L’amitié est essentielle pour survivre // «Les neuf amies, si elle veulent survivre, doivent pouvoir compter l’une sur l’autre». La narratrice fait entendre leurs voix dans des dialogues naturels, vifs, quelques fois teintés d’humour. Le récit historique se métamorphose parfois en une espèce de conte philosophique : «A la sortie de Reppen, une vieille dame se penche à sa fenêtre et appelle Lon. // – Où allez-vous, mon enfant ? / Nous suivons la course du soleil, madame. // (…) – Mais où allez-vous ? / – Je rentre chez moi, en Hollande. / / La vieille dame ne semble pas étonnée, et explique qu’elle aussi est une réfugiée de Prusse, et qu’elle aimerait bien rentrer un jour. Voyant le sac miteux accroché à l’épaule de Lon, elle lui demande : / – Est-ce tout ce que vous avez réussi à sauver, mon enfant ? / : – Non , madame. J’ai aussi sauvé ma vie», (extrait reproduit de l’ouvrage de Madelon L, Mijn Oorlogskroniek, Verstijen, 1991).
Ces femmes, pour ne pas être oubliées, ont souvent raconté par écrit, leur tragique expérience, désireuses d’être publiées sans toutefois y parvenir immédiatement après les faits, comme Zaza dont le manuscrit rédigé alors qu’elle avait vingt-quatre ans, n’est publié que dix ans après son décès en 2004, soit cinquante ans plus tard. C’est grâce à ce livre que Gwen Strauss peut débuter son ouvrage : «Le livre de Zaza est la clef qui m’a ouvert toute cette histoire». L’écrivaine s’inspire d’une multitude de documents, retranscrit les témoignages oraux. Fortement imprégnée par ces témoignages, par des conversations avec des membres des familles des fugitives, par des lectures d’archives variées, d’ouvrages historiques, elle est habitée par ces femmes dont elle pénètre l’âme (« (…) j’ai dû me plonger dans l’ombre, pour communier avec les fantômes») et transforme par moment le récit historique factuel en une espèce de roman au tempo haletant, émouvant, rempli de suspense.
Une ouverture sur le sociologique et le psychologique
Dans des digressions, la narratrice passe du singulier au général, ouvrant non seulement sur l’Histoire, mais aussi sur le sociologique, le psychologique. Elle élargit la réflexion sur le rôle des femmes dans la Résistance, dans les camps, sur leur vie après la guerre. Elle dit les traces laissées dans les corps et le psychisme, la répétition de la violence, les troubles mentaux, les peurs qui touchent les descendants, évoquant, autrement dit, «la transmission générationnelle des traumas de guerre». Elle permet aussi de réfléchir sur le sens de certains mots chargés d’idéologie qui varient en fonction du côté de l’Histoire où l’on se situe. N’oublions pas en effet que les Résistants étaient considérés comme des terroristes par la Gestapo et nombre de Français. Mais surtout Gwen Strauss exprime la solidarité, la sororité qui ont aidé à résister dans les moments les plus effroyables, à surmonter le pire et à rester en vie.
Elles étaient neuf, ouvrage à la technique narrative originale, extrait de l’invisibilité et de l’anonymat neuf Résistantes de différentes nationalités : Hélène Podliasky, (connue sous le nom de Christine), Suzanne Maudet (Zaza), Nicole Clarence, Madelon Verstijnen (Lon, Néerlandaise), Guillemette Daendels (Guigui, Néerlandaise), Renée Lebon Châtenay (Zinka), Joséphine Bordanava (Josée, Espagnole), Jacqueline Aubéry du Boulley (Jacky), Yvonne Le Guillou (Mena). Ne les oublions pas !
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Merci. Tu as suscité l’envie de lire cet ouvrage…