Cœur de bois
Henri Meunier
Régis Lejonc
Editions Notari (2017)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Comme chacun le sait désormais, les Editions Notari proposent toujours pour la jeunesse des ouvrages originaux, novateurs et esthétiques. Cœur de bois d’Henri Meunier et Régis Lejonc n’échappe pas à la règle. Ce superbe ouvrage à la couverture épaisse, rigide et douce au toucher, d’un format de 22 cm sur 30, propose une histoire aux différents niveaux de lecture s’adressant à un double lectorat : non seulement enfantin qu’il prépare à la lecture littéraire mais aussi adulte. D’emblée le lecteur averti repère l’intertextualité et les jeux sur l’interprétation de l’histoire. Il aperçoit les clins d’œil faisant référence aux contes de fées (« Et merde à Blanche-Neige ! », le renvoi au miroir). Grâce au narrateur illustratif, Régis Lejonc, le lecteur comprend la narration. En effet, les relations texte/image se complètent, les narrateurs jonglant sur la recherche formelle et esthétique. Ils offrent un message mixte de l’image et du texte où chacun conserve sa spécificité.
Dans Cœur de bois, Henri Meunier et Régis Lejonc nous racontent une journée d’Aurore, femme moderne élégante et belle, « la quarantaine généreuse », mère de famille soucieuse de son apparence (« les soins précautionneux qu’elle portait à son apparence étaient pour elle comme le bon pain : une nécessité heureuse »), attentive à ses enfants, (« elle devrait être devant le collège à 17 h précises pour ramener sa cadette à la maison »). Aurore savoure particulièrement les promenades en forêt. Outre le plaisir qu’elle prend à musarder dans ces lieux enchanteurs avec lesquels elle est en osmose (« Aurore et la forêt ne faisaient qu’un »), elle se rend aussi quotidiennement au cœur des bois pour visiter « un vieillard impotent », solitaire, afin de lui apporter son soutien. Aucune description du vieil homme n’est donnée dans les premières pages du récit puis quelques indices subtiles apparaissent décelables et significatifs essentiellement lors d’une seconde lecture : « Je ne comprends pas vos attentions pour moi qui, naguère, vous ai dévorée toute crue ». Seules les images en face du texte révèlent que le vieillard est un loup. L’image ironique de l’animal, vieux roi déchu et affaibli portant une couronne sur la tête, éloigne de ce qui est donné à lire dans le texte. Ce décalage image/texte prête à sourire.
Les dessins tout à la fois réalistes – des portraits, des maisons de la petite ville – , oniriques et souvent flous de la forêt sombre et angoissante « aux arbres décharnés », « squelette (s) dansant (s) », plongent le lecteur dans un univers aux brunes couleurs hivernales jouant sur les clairs obscurs. Le noir, la pénombre et le rouge dominent. Le rouge symbole de la violence, de la sexualité mais aussi de la beauté, – la couleur éclatante du rouge à lèvres d’Aurore, – de la modernité – la voiture rouge d’Aurore – est aussi une reprise de la couleur des vêtements du petit Chaperon rouge à laquelle les images font référence. Mais ici le Chaperon rouge possède un prénom, conduit une voiture, est sexualisé. Ce n’est plus une fillette naïve mais une femme élégante et sûre d’elle semblant se rendre à un rendez-vous galant.
Plus qu’une réécriture des contes de Grimm et de Perrault, Cœur de bois en est un prolongement, un aboutissement. Le dangereux et effrayant loup a désormais vieilli, il est dépendant des autres. La jeune femme l’aide à effectuer ce qu’il ne peut plus faire seul. Elle est dans une espèce d’empathie déguisée afin d’humilier le loup. Elle a pris de l’ascendant sur lui. Le caractère fort d’Aurore est à l’opposé du vieux loup. Son humiliation donne de lui une image pathétique. Aurore n’est pas dans le pardon à son égard : « Je ne vous ai rien pardonné » souffle-t-elle. Elle est dans la résilience et surtout dans l’amour de la beauté de la vie que le loup n’a pu lui arracher : « C’est que j’aime profondément la forêt, l’odeur du sous-bois, le soupir des arbres, le vol fou des geais. Vous ne m’avez pas pris cela. J’ai les lendemains radieux ». Elle a réussi à devenir une adulte forte, épanouie, à la vie lumineuse, un jour nouveau s’est levé pour elle, comme le symbolise son prénom, malgré le traumatisme subi pendant son enfance. « Je veux croire qu’il est possible de devenir grand sans devenir méchant » explique-t-elle. Elle a compris que le loup n’était pas fort mais qu’il incarnait le pouvoir : « Non. Non, vous n’avez jamais été fort. Vous étiez puissant. C’est autre chose ». Aurore nuance les notions de force et de pouvoir. Ce dernier sous entend la contrainte, la domination, la hiérarchie, son respect s’imposant par la peur. L’enfant qu’elle était autrefois était dominé par l’adulte effrayant et ses abus. Ce n’est désormais plus le cas. Aurore « pousse (les) crocs (du loup) et (ses) blessures ». Symboliquement, elle les re-pousse, les rejette. Il existe tout une dualité chez Aurore : la beauté et une espèce de sadisme, la lumière et l’obscurité. Elle renferme un cœur de bois, dur et tendre à la fois.
Cœur de bois est un ouvrage d’une grande originalité, d’une grande modernité, d’une grande beauté. Les ellipses narratives, le face à face ambigu image/texte plongent en même temps le lectorat au cœur des contes de fées, de la réalité, du monde troublant de l’inconscient loin de tout sentiment de culpabilité. Il mêle les niveaux de langue : le langage quotidien familier (merde », « boulotta ») et le lexique recherché. Il tricote la poésie avec ses descriptions esthétiques, ses rimes internes (« rêches », « revêches »), ses figures de style comme la personnification (« je pousse vos crocs et mes blessures »), la littérature, la philosophie, la psychologie, l’art du portrait, des paysages avec ses dessins au coup de crayon précis, ses clairs-obscurs oniriques, ses forêts brumeuses, mystérieuses. Dans ces tonalités sombres jaillissent parfois des éclats de couleurs chaudes rouges ou jaunes, signes d’espoir et de vie. Ces dessins enchanteurs complètent le texte, l’expliquent, lui répondent.
Grâce aux Editions Notari, la littérature pour enfants acquiert ses lettres de noblesse, entre dans la cour des grands et devient un genre littéraire et artistique à part entière.
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