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Artisanes de la paix

1/05/2022 | Livres | 0 commentaires

Artisanes de la paix
La lutte mondiale pour les droits des femmes
après la Grande Guerre
Mona L. Siegel
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Camille Chaplain
des femmes Antoinette Fouque (2022)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

Artisanes de la paix de Mona L. Siegel  La fonction des femmes durant la grande guerre : les idées reçues bousculées

 Durant la guerre de 1914-1918, afin de remplacer les hommes partis combattre, les femmes, – dans une société française les considérant comme mineures, où le Code Civil les déclarait juridiquement incapables -, jouent un rôle essentiel dans les usines, les hôpitaux, les services publics, les commerces, les champs… Elles accèdent à ce moment-là à des fonctions considérées comme spécifiquement masculines, assurant désormais le quotidien de la famille  et contribuant au développement économique du pays. La  tragédie de la Grande Guerre ébranle les mentalités, les représentations des femmes, entraîne une véritable révolution des esprits et des actions en faveur du droit de vote féminin, de la justice sociale, de la solidarité afin d’instaurer une paix durable, « une paix des peuples ».

C’est ce que montre et explique avec maîtrise Mona L. Siegel,  professeure d’histoire à l’université d’État de Californie, à Sacramento,  dans son ouvrage richement documenté, qui a reçu le prix  du Livre exceptionnel de la History of Education Society et  le prix Elise M. Boulding, Artisanes de la paix.

L’union et la mobilisation des femmes en faveur de la paix

 En 1918, alors que les militaires laissent la place aux hommes d’État pour la négociation de la  paix, les femmes, la «moitié de l’humanité», ne veulent plus laisser les hommes décider de façon unilatérale : « les femmes n’avaient nullement l’intention de permettre aux  négociations de paix de se dérouler sans leur contribution. Elles s’attendaient, à tout le moins, à ce qu’une guerre menée afin que ‘la démocratie fût en sûreté dans le monde’ conduisit à l’émancipation des femmes des nations alliées victorieuses et, idéalement , dans tous les Etats admis dans le nouveau gouvernement mondial, la Société des Nations (SDN)». Les femmes «d’Europe, d’Asie, du Moyen-Orient et d’Amérique du Nord, des femmes blanches et des femmes de couleur, des femmes imprégnées des traditions de presque toutes les religions majeures du monde, des femmes élevées dans la pauvreté aussi bien que des femmes privilégiées dotées de richesse et des titres, (…)»  s’unissent et se mobilisent en faveur de la paix, mais aussi  des droits politiques des femmes, de l’égalité entre les sexes et les peuples, en faveur de la justice sociale dans le monde entier. Déterminées, compétentes, cultivées, diplômées,  habiles oratrices,  suffragistes pour la majorité d’entre elles et non suffragettes, autrement dit sans violence, elles réussissent à «capter l’attention de puissants hommes d’Etats». Marguerite de Witt Schlumberger, suffragiste française, «gagne le soutien moral de Woodrow Wilson pour le suffrage des femmes au niveau mondial». Dotées d’une vision pointue de la réalité et de la politique, habiles diplomates, des  femmes, – Marguerite de Witt Schlumberger,  Milicent Garrett Fawcett, Suzanne Grinberg, Margery Corbett Ashby,  Mary Church Terrell,  Huda Shaarawi, Soumé  Cheng, Jeanne Bouvier… ,  issues du monde entier, se rencontrent, échangent, s’organisent, créent des ponts avec les femmes des pays non alliés, élaborent des tactiques, façonnent leur programme, participent à des congrès, à des conférences internationales, s’adressent aux hommes d’États, aux journalistes, dans l’objectif de construire un monde meilleur, plus fraternel, plus solidaire, plus juste. 

La déconstruction des préjugés

 – Les Occidentales et les Américaines

Les clichés, les préjugés, les  représentations stéréotypées des femmes  tombent. Les femmes montrent qu’elles sont « dignes de contribuer à diriger (leur) pays puisque (elles sont ) capables de le servir ». Elles arrivent à se faire entendre, mais aussi à faire partie des différentes commissions, conférences : Commission de la Société des Nations, conférence de la Paix…, malgré les difficultés auxquelles elles se heurtent comme le mépris, le sexisme : « lorsque (…) la docteure Nicole Girard-Mangin, s’est levée pour informer la commission sur l’importance de la santé publique pour la paix mondiale, l’un des hommes d’État ‘l’a regardée à travers ses lunettes et a murmuré : ‘Une infirmière, elle est charmante’ », le racisme, le manque de coopération des gouvernements . Elles persévèrent, s’imposent et obtiennent, entre autres, de Wilson « que tous les postes de la Société des Nations seraient ouverts aux hommes et aux femmes sur un pied d’égalité ». Leurs compétences sont reconnues même si elles ne sont pas toujours mises en application par la gente masculine au pouvoir.

Les femmes d’Asie et du Moyen-Orient et les femmes dites de couleur

 Les femmes d’Asie et du Moyen-Orient s’organisent également dans des sociétés androcentriques, de surcroît sous le joug de l’impérialisme occidental. Elles luttent,  conscientes qu’une paix durable est impossible tant que les personnes dites de couleur sont soumises à l’injustice.  Ces femmes se font accepter malgré le « fléau de la discrimination raciale »,  les préjugés, les entraves :  des Afro-Américaines se voient « refuser un passeport par le Département d’État américain. Il aurait été dit à cette dernière que sa demande avait été rejetée ‘parce qu’elle était femme’ alors que la race était clairement un motif dans le refus du Département d’État de l’autoriser à voyager ». « En tant qu’unique membre non blanche de la délégation américaine de la LIFPL, seule Terrell fut exclue de manière préventive ». La persévérance de Terrell paiera fort heureusement. Sept jours plus tard, elle pourra en effet voguer à travers l’Atlantique, puis prononcer un discours devant une « salle comble ». Ses « manières raffinées, (son) éloquence, et (ses) vêtement à la mode » bousculent les idées reçues.

Sous le colonialisme britannique, les Egyptiennes se mobilisent malgré la violence mortifère des soldats britanniques qui les frappent et les tuent : « en pleine lutte contre la domination coloniale, les Egyptiennes ne cesseraient de faire pression pour l’application de mesures politiques qui libéreraient les femmes de toutes les classes de l’oppression fondée sur le sexe qui restreignait leur liberté et limitait leurs perspectives ». Le cliché de la femme orientale soumise, passive, peu instruite, simple objet esthétique  est déconstruit. Par son attitude, ses propos, son engagement, ses actions,  la féministe Huda Shaarawi  remet en question « les dires des Occidentaux à propos des supposées mystérieuses coutumes ‘orientales’, elle a insisté sur le fait ‘qu’en réalité, il n’y a rien de plus semblable à une femme orientale qu’une femme occidentale’ ».  «Shaarawi a permis au féminisme international de dépasser ses origines blanches, occidentales et impérialistes et a aidé les féministes de couleur à commencer à redéfinir les droits et l’émancipation des femmes en termes plus larges et plus pertinents au niveau mondial ». La féministe chinoise Soumé Tcheng dont le modèle est la légendaire Hua Mulan, avocate et juge, à l’authentique  conscience révolutionnaire,  à la pensée fortement engagée,  femme cultivée,  à la mode, parlant avec aisance le français et l’anglais, va à l’encontre des idées reçues des Occidentales : « Quand je pense que la plupart d’entre nous imaginons les femmes chinoises claustrées dans des harems avec tout juste une mentalité et un niveau de connaissance d’esclaves ! Quel bouleversement ! ». La rencontre de femmes venues d’ailleurs ouvre les esprits  ternis par les préjugés coloniaux. Toutes ces pionnières oeuvrent ensemble pour les droits des femmes et pour la paix, « l’émancipation totale des femmes étaient un prérequis à une paix juste ». Droits des femmes et paix sont indissociables. Ces femmes vont plus loin que les hommes, elles font ce qu’ils ne font pas en tendant la main à leurs ennemies d’hier : «Sous la direction bienveillante d’Addams,  le Congrès de Zurich s’est enfin ouvert le 12 mai 1919, et les femmes pacifistes étaient prêtes à faire ce que les dirigeants mondiaux à Paris ne feraient pas : s’asseoir autour d’une table en face de leurs anciennes ennemies et discuter de ce que pourrait être une paix juste et durable». Elles ont compris que le dialogue  avec toutes les parties est la base de la paix.

Un objet-livre esthétique au riche contenu

 L’objet-livre Artisanes de paix au titre et au nom de l’autrice en lettres d’or sur fond noir est luxueux et esthétique. Sur la première de couverture, quatre photographies de militantes pour la paix en noir et blanc restituent et immortalisent toute une époque aujourd’hui disparue. Soutenu par le CNL (Centre National du Livre) cet ouvrage dense, à la vision approfondie, loin des approches androcentriques,  structuré en chapitres  suivant chronologiquement les événements de l’année 1919 dans les différentes parties du monde, est  solidement documenté. Il se  fonde sur des entretiens, des documents provenant d’archives de différents pays, de journaux, de témoignages, de discours officiels. Il offre un savoir riche et utile  pouvant intéresser aussi bien les spécialistes que les néophytes. Les nombreuses photographies illustrant l’ouvrage donnent vie aux militantes pour la paix, reconstituent leur époque, leur milieu, leurs actions, renvoient aux goûts et aux modes du moment, aux conventions régissant les sociétés. Il s’agit de contrer aussi, pour celles qui posent,  les préjugés et correspondre aux critères imposés par la société occidentale : « La photographie sur le passeport de Terrell est en soi un objet remarquable. (….) Terrell est impeccablement habillée : hauts cols boutonnés, dentelles délicates et somptueux velours : sa pose est toujours raide et protocolaire, et pas un cheveu ne dépasse. Ces photographies prises par un professionnel étaient un moyen important pour les membres de l’élite noire (dont Terrell) d’incarner la respectabilité et de contrer les caricatures racistes d’Afro-Américains dans la culture populaire »Le paraître est important dans un univers raciste. En perspective avec ces photographies, Mona L. Siegel livre avec précision et fidélité des portraits physiques et moraux, donne une vue d’ensemble du milieu, de la vie, des activités de ces différents femmes,  les rendant ainsi proches du lecteur. A la photographie qui les fige dans l’instant, le portrait écrit les inscrit dans leur évolution et leur devenir, suscitant l’admiration et engendrant en même temps de l’émotion.

Artisanes de paix de Mona L. Siegel,   rigoureux ouvrage historique, à la documentation riche et variée, au message lumineux,  à l’écriture fluide, claire et agréable révélatrice de la compétence de la traductrice Camille Chaplain, au point d’en faire oublier qu’il s’agit d’une traduction, offre une réflexion approfondie sur l’immense rôle joué par les  femmes en 1919. Espérons que l’esprit d’ouverture, la quête de la paix, de la justice, de la  fraternité, de l’égalité de ces pionnières souffle encore et toujours dans notre monde emporté en ce moment  dans de tumultueuses tempêtes.  Heureusement que les éditions des femmes Antoinette Fouque existent pour propager la culture, l’émancipation des femmes, l’égalité entre les humains.

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