Ah ! ces deux-là !
Yann Geffroy
Les Découvertes de la Luciole (2016)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Ah ! ces deux-là ! de Yann Geffroy réinvente avec originalité la notion de réalisme en donnant à voir des vies ordinaires avec une écriture qui colle au réel. Ce roman ancré dans la Bretagne profonde, « coin de campagne gallèse, éloigné des villes », hermétique, (« (…) mais il est coutumier, dans un pays à forte identité, de faire sentir au horsain qu’il n’est qu’un horsain », figée dans ses croyances et ses habitudes, mime le parler local et familier avec une syntaxe désarticulée, l’omission du « ne » de négation, des syllabes tronquées. Les villageois de cette terre fermée usent d’un lexique appartenant à l’idiome breton : « Ben… J’ai pas ben d’idées… c’est sûr que la mairesse a été ébaubie autant que nous. Le nouveau maire, li, y a cor une couple d’années, il restait à Vitré. Ca fait que… N’y en a qu’un qui sait tout, c’est monsieur le recteur, mais c’ti-là, il fait causer, il cause pas » plongeant le lecteur dans le milieu paysan local sibyllin pour le non armoricain.
Ce roman qui englobe de nombreux personnages frôle différents genres : le roman du terroir, le roman psychologique, le roman picaresque, le roman sur des existences individuelles. Il aborde des thèmes variés : la relation maître/employé, la rumeur, le handicap, les préjugés, s’inscrivant dans le vécu et dans la littérature classique et contemporaine. La relation maître/domestique, par exemple, est illustrée dans la littérature depuis l’Antiquité où elle est présentée de façon souvent comique jusqu’au XVIIe siècle. A partir du XVIIIe et surtout au XIXe siècle, la référence à la notion de classes sociales commence à s’affirmer. Les jeunes servantes sont non seulement exploitées mais elles subissent aussi les assauts séducteurs de leurs maîtres. C’est ce que montre Yann Geffroy dans son roman, expression de la singularité nourrit de la banalité de la vie quotidienne où sévit la rumeur. L’exergue de l’ouvrage est importante : « Calomnie, plus on nie / Plus elle enfle se réjouit / Démentir, protester, / C’est encore la propager / Elle peut tuer sans raison / Sans coupable et sans prison / sans procès, ni procession / Sans fusil, ni munitions… ». Les fausses informations toujours amplifiées, très souvent à l’approche d’élections, sont destructrices et mortifères. Le gendarme Pitois cherche alors à comprendre. Pourquoi le maire a-t-il perdu les élections ? Pourquoi « cet épais silence » devant cet échec ? Pourquoi ce suicide ? Pourquoi Arsène Duvalet a-t-il rédigé cette étrange lettre d’adieux ?
Dans cet ouvrage, miroir de la société, Yann Geffroy brise la linéarité du récit. Il fait alterner d’un chapitre à l’autre, le passé, les années trente, dans une narration rédigée en italique et le présent des années soixante proposé en police classique. Ce récit débute dans la seconde moitié du XXe siècle par le suicide incompréhensible d’Arsène Duvalet, fermier aisé, maire apprécié dans sa commune. Le jour précédent sa mort, il a curieusement perdu les élections alors que rien ne le laissait présager. Un autre fait étrange surprend : « le billet trouvé dans la poche du pendu. ‘Que mes enfants me pardonnent ‘ » alors qu’il n’a pas eu de descendance.
Dans le chapitre suivant, le roman remonte le passé racontant la pathétique vie d’Angèle, femme malentendante dotée de ce fait par les villageois d’un sobriquet méprisant « Le Pot » : « On l’avait affublée de ce sobriquet, dès sa surdité découverte, au point que la plupart ignorait son vrai nom (…) ». Exploitée par ses différents patrons, réifiée, (« Sa nourriture lui était garantie tant qu’elle restait à l’entière disposition de son employeur, ou plutôt de ses employeurs successifs, car l’habitude s’était établie de se la passer de ferme en ferme, solution retenue pour mettre fin aux jalousies malsaines que pouvait provoquer la possession d’une telle perle »), cette jeune femme sans racines, sans famille, est traitée comme une bête de somme, humiliée, violée chaque nuit : « (…) elle faisait face, du petit matin au grand soir, à une multitude de tâches avec une égale ardeur et équanimité qui ne prenaient fin qu’à la nuit tombée, lorsque le maître des lieux lui rendait visite dans la paille pour une ultime activité qui ne lui procurait, à elle, aucun plaisir ». De ces nombreuses incursions masculines nocturnes naissent successivement deux enfants, Jean et Jeanne, surnommés Han et Hanneton par les villageois qui parodient la prononciation malaisée de la mère. Le plus souvent, le garçonnet et la fillette sont désignés par l’expression condescendante et anonyme « ces deux-là », concrétisation du lien très fort soudant ces inséparables. L’absence de figure paternelle à une époque où les mères célibataires, considérées comme des femmes peu vertueuses, sont rejetées, rejaillit sur les enfants. La femme harcelée est jugée responsable du harcèlement. Ses enfants sont la matérialisation de son péché dans une société où la morale religieuse s’impose, plus dogmatique que charitable. Les maîtres, dans l’ensemble peu enclins à l’humanisme, à la générosité et à la compréhension, abusent de leur pouvoir. Heureusement, un jeune prêtre tente parfois de venir en aide à la candide et misérable femme et à ses enfants. Il se bat contre la force d’inertie de ses paroissiens aux comportements irréligieux, concupiscents et égoïstes, en essayant de les faire évoluer avec beaucoup de difficultés. Mais « villotin » autrement dit issu de la ville, « il (a) quelques soucis au milieu de (ces) braves paysans » avares, réactionnaires, repliés sur leurs coutumes et leurs pensées archaïques, craintifs devant l’éventuelle arrivée des dangereux « rouges » du Front populaire !
Angèle accepte son sort. Elle n’est jamais dans la revendication. Mais elle ressent de la fierté après la naissance de ses enfants. Ils sont sa revanche sur sa vie de femme considérée comme un simple outil de travail : « (…) son regard, qu’on disait farouche auparavant et même fuyant, montrait une fierté que d’aucuns tentaient d’analyser, balançant entre la marque d’un épanouissement inhérent à sa situation et la marque d’une revanche en passe de s’accomplir ».Elle ose alors s’affirmer en refusant le mari proposé par l’abbé Germain. Ses enfants, grâce à leur travail, à leur capacité d’adaptation, à leur intelligence, (« ‘ces deux-là’ étaient loin d’être sots »), à leur solidarité fraternelle tirent des leçons de la vie et gravissent les échelons de la société donnant au roman tout un aspect picaresque. Leur force intérieure et la chance poussent Jeanne et jean vers la liberté et la réussite. La famille est enfin considérée : elle acquiert un nom et le respect, ce ne sont plus « Le Pot » et « ces deux-là », mais la famille Mercier : « La famille Mercier, désormais mieux traitée, prena(i)t les apparences d’une famille ‘normale’ ». La justice enfin s’impose. Le destin ne joue donc pas toujours un rôle négatif. Il n’apporte pas que des désillusions. Le gendarme Pitois, quant à lui, trouve enfin les réponses aux questions qu’il se posait depuis le début de l’histoire et pour lui aussi le sort devient favorable.
Ah ! ces deux-là ! , roman d’une région et de la vie simple de ses habitants, est émouvant et rempli d’humour à la faveur de métaphores pittoresques, (« la langue de bœuf sauce piquante devrait figurer au registre des richesses locales, à côté de la langue de bois à la sauce paysanne (…) et « des langues de vipères », « (…) la scène aurait pu faire perdre la tête à un peintre affamé de couleurs ») de parallélismes plaisants (« Pitois repoussa l’idée de remplacer son képi par un bonnet de nuit »), de jeux de mots (« (…) l’allusion à sa relative jeunesse mettait le visiteur dans ses petits souliers. Boueux, les souliers. Crottés, même. Tout juste bon à patauger dans des écuelles où ils n’avaient rien à faire »), de situations cocasses. Les personnages attachants appellent la sympathie du lecteur et l’immergent dans le monde rural de la France profonde, de la Bretagne, domaine de l’omerta, capable malgré tout d’évoluer.
Tout d’abord, merci d’avoir éliminé l’hypothèse inepte qui prétendait faire de « Ah, ces deux-là ! » un roman policier. Merci aussi d’avoir relevé l’originalité d’un texte qui se veut émouvant, humoristique parfois, tout en se proposant de décrire la vie en campagne gallèse telle qu’elle a existée, en avançant à pas lents, vers une évolution plus ou moins acceptée.