Agua Viva
Clarice Lispector
Traduit du portugais (Brésil)
par Claudia Poncioni et Didier Lamaison
Edition bilingue
Des femmes Antoinette Fouque (2018)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Dans un XXe siècle où la réalité devient difficile à comprendre et à dominer, où le freudisme a fait découvrir les forces obscures de l’inconscient qui échappe à l’homme, on assiste à une métamorphose du roman.
Avec Clarice Lispector, l’univers romanesque du XIXe siècle est liquidé. Cette grande romancière brésilienne (1920-1977) remet en question la notion de personnage, modifie l’écriture et la structure romanesques. La narratrice anonyme d’Agua Viva, (l’écrivaine elle-même ?), donne ses visions de la réalité, de la littérature et représente sa vie intérieure, ses réflexions, ses sensations, ses émotions. Agua Viva, au titre non traduit, polysémique, énigmatique, porte d’entrée déconcertante dans un ouvrage déstabilisant, maelstrom de mots, « orgie de mots », musique des sons, « pure vibration », (« Lis alors mon invention de pure vibration sans d’autre sens en dehors de celui de chaque syllabe sibilante (…) ») emporte le lecteur dans un remous bouleversant, déconcertant, troublant, éblouissant.
Dans un ouvrage dépourvu d’intrigue, – qui n’a rien du roman comme le souligne la narratrice elle-même: « Ceci n’est pas un livre parce que ce n’est pas ainsi qu’on écrit » –, dans un ouvrage du flux de conscience, espèce de monologue intérieur devenant parfois dialogue entre un pronom de la première personne du singulier et un pronom de la deuxième (« je vais te parler du souffle de la vie »), proche de l’essai philosophico-poético-littéraire, où la page en portugais dans l’édition « Des femmes Antoinette Fouque » renvoie en miroir sa traduction, la narratrice, une artiste peintre, feint d’écrire à l’homme aimé : « c’est à cause du même secret qui me fait maintenant écrire comme si c’était à toi (…) ». Elle prend la plume par amour des mots. Les mots, des objets fabuleux pour elle, mettant en valeur le silence, concrétisant l’instant évanescent, insaisissable, captant l’instant volatile. Ces mots ne pouvant pas toujours traduire la pensée, « Il y a beaucoup de choses à dire que je ne sais comment dire. Les mots manquent », forcent la narratrice à rester dans la sensation, le ressenti, l’éprouvé, dans l’ « être » : « Derrière la pensée il n’y a pas de mots : on est. Ma peinture n’a pas de mots : elle est derrière la pensée. Dans ce terrain du on est je suis pure extase cristalline. On est. Je suis moi. Tu es toi ». Elle « Est ». Elle est, comme elle le dit, « it », mot intraduisible, « le mystère de l’impersonnel », la transcendance de son moi : une pulsation, une vibration, un souffle : « Je suis un pur it qui palpitait rythmiquement » ?
La narratrice, femme angoissée, hantée par la mort, mais bouillonnante de cette vie aimée intensément, réfléchit sur l’écriture, sur la création qui échappe à son créateur, sur le temps qui passe inexorablement, « Je chante le passage du temps », sur la vie et la mort (« c’est une infamie de naître pour mourir »), sur l’absurdité de l’existence, sur Dieu, tous ces concepts mystérieux, ces réalités étranges et étrangères, aux multiples facettes selon le moment vécu, qui s’imbriquent dans sa réflexion et dans son écriture.
L’écriture indéfinissable de la narratrice/Clara Lispector, objet d’art crée par les mots, submerge le lecteur et l’éblouit. La narration que l’on devine travaillée se donne au lecteur comme spontanée. Infiniment libre, « Et quand je nais, je suis libre », infiniment complexe et mystérieuse, la narratrice dit écrire « au fil des mots », « au fil de la plume ». Ce qu’elle énonce « est musique de l’air ». Suivre son flux de conscience, c’est se laisser ensorceler par une musique proche des battements d’un cœur au rythme irrégulier, espèce de rubato tendre et dur, contralto « bizarre mélange. Hermaphrodite de la voix » (1) : « Ce que je suis en train de t’écrire c’est en tant que contralto. C’est du négro-spiritual ». Suivre son flux de conscience, c’est entrer dans un monde fantastique et étrange où l’irréel devient réel : « Ma vaste nuit se passe dans le primaire d’une latence. La main se pose sur la terre et écoute chaude un cœur qui pulse. Je vois la grande limace blanche aux seins de femme (…) ». Des animaux habituellement objets de répulsion et d’horreur grouillent : « Insectes, crapauds, poux, mouches, puces et punaises – le tout né d’une corrompue germination malsaine de larves ». L’écriture ne fonctionne pas selon les critères de l’esthétique classique. L’étonnant, le laid (« La laideur est mon étendard de guerre. J’aime le laid d’un amour d’égal à égal ») se conjuguent avec la beauté d’images lumineuses et féériques : « Je pose sur mes cheveux le diadème de bronze », « je veux un manteau tissé de fils d’or solaire ». La femme devient princesse et fée parée de métaux précieux comme le bronze et l’or. La pensée semble jaillir des sensations, du ressenti qui oscillent entre l’attraction et la répulsion. Les descriptions tricotant réel et irréel font apparaître les obsessions du moi le plus intime : l’angoisse de la mort, l’amour de la vie. Toutes les pensées, « (l)es histoires d’instants », les fantasmes, les rêves sont notés. Comme les surréalistes, la narratrice laisse le champ libre à son cerveau : « (…) je t’écrirai tout ce qui me viendra à l’esprit avec aussi peu de contrôle que possible » et introduit le lecteur dans un univers onirique et poétique où « arrive l’aube avec son ventre gros de milliers de petits oiseaux gazouillants ». Malgré la tragédie de la vie, comme l’indique la personnification de l’aube, naissance du jour, l’espoir et la confiance dans le futur dominent avec les petits oiseaux symboles de liberté et de joie.
Au fil des pages, la narratrice se cherche, (« je suis une question »), devient Autre : femme d’un lointain ailleurs, fruit miné, sorcière licencieuse … (« Je suis africaine », « je suis un fruit rongé par un ver », « Et je suis la magicienne de cette bacchanale muette »). Elle se construit au cours de ses questionnements (« Je suis en train de me faire. Je me fais jusqu’à arriver au noyau », « j’ai vu qu’en moi la petite fille mourait ») et finalement se trouve : « Je me suis réveillée et me suis retrouvée. Je suis allée à la rencontre de moi. Calme, joyeuse, plénitude sans fulmination ». L’écriture est révélatrice et salvatrice.
La parenté formulée par la narratrice entre l’écriture, la peinture et la musique, l’analogie tissée entre une toile, une page et un son, le tempo à la fois sombre et nitescent des phrases, la prose étrange, baroque et novatrice d’Agua Viva permettent à cet ouvrage d’accéder à l’art total, un art unique et mystérieux spécifique à Clarice Lispector.
- Expression de Théophile Gautier
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