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 A vous qui avant nous vivez

13/03/2018 | Livres | 0 commentaires

A vous qui avant nous vivez
Nathalie Léger-Cresson
Edition des femmes-Antoinette Fouque (2018)

 

 

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

 

 

    leger-cresson-n-a-vous-qui-avant-nous-vivez.jpgDans A vous qui avant nous vivez,   ouvrage riche, dense, solidement documenté, Nathalie Léger-Cresson permet au lecteur d’effectuer un voyage magique et éblouissant dans le temps. Elle ne se contente pas de montrer, elle redonne vie à nos lointains parents, nos ancêtres préhistoriques, des homo sapiens comme nous, et elle décrit avec précision, finesse,  leurs  magnifiques œuvres d’art en  nous faisant parcourir « la grotte Chauvet, à Vallon-Pont-d’Arc en Ardèche dont les images de haute maîtrise datent de 36 000 ans ».

    Dans un ouvrage à la forme particulière, nouvelle et originale,  le réel fondé sur des enquêtes, des recherches, des publications scientifiques, se mêle à la fiction. En interrogeant les dessins sublimes de nos ascendants, (« (…) les contour des animaux sont tracés au fusain noir. En estompant ce charbon de bois, les artistes ont souvent montré le relief des corps et des têtes des animaux, le dégradé de leur pelage. Ils ont aussi joué des colorations de la paroi dont le blanc ressort dès qu’on gratte, par exemple, pour donner le pourtour des yeux ».) la narratrice rétablit des moments perdus. Les dessins nous relient avec ce monde disparu et avec nos ancêtres Aurignaciens.  Ils vivaient dans le même environnement géographique existant actuellement, « au bord de l’Ardèche, peu avant le Pont d’Arc », ressentaient les mêmes émotions, les mêmes sentiments, les mêmes angoisses. Ils avaient les mêmes rêves, les mêmes désirs. Le tricotage des temps, passé, présent et futur, le jeu des pronoms  et des désinences, dans certains passages, concrétise cette réalité : « Je marchions dans ces vastes salles que reprenait la nuit, me glissais dans ces galerie étroites et chantournées, et éprouvions dans tout mon corps ce mystère qui suspendait le temps ». Ils sont nous, nous sommes eux. L’auteure superpose leur histoire à la nôtre. Elle met en scène des doubles préhistoriques de contemporains.  Une mère et ses deux filles circulent à travers le temps et les pages du livre. Le leitmotiv « je ne t’écrase pas trop ? » qui ouvre le dialogue du « 4 avril 10003 AP » entre le bison et la lionne, en 2018 entre un homme et une femme, « le 28 août 2600 AP »  entre B et L, témoigne de ces similitudes.    La narratrice entremêle et tisse les tranches de vie de ces êtres et de celles de contemporains. Elle  fait parler les personnages hybrides mi animaux, mi humains  des dessins, des humains de différentes époques, suppléant le manque d’informations par l’imagination, la fiction, la poésie, son empathie. Les lieux, les fresques préhistoriques sont vrais, les dialogues et les situations sont inventés. La narratrice tisse une continuité entre ces lointains ancêtres embusqués dans notre inconscient, dans notre ADN et nous.    

    En restituant le passé, l’écrivaine le reconstruit, lui redonne vie. Elle nous empêche d’oublier ce passé qui nous appartient, qui nous constitue. Visiter la grotte Chauvet, c’est comme fouiller une vieille maison « où  résonnent les voix chères ou inconnues qui se sont tues »  : « Cette maison n’en finissait pas de me révéler des reliques, vêtements, photos des êtres disparus qui avant moi y avaient vécu. De la cave au grenier, j’étais l’exploratrice des souvenirs enfouis et aurais pu me voir conférer un titre professionnel comme celui de Jean-Marie Chauvet, ‘gardien des grottes ornées de l’Ardèche’. Boîtes de dentelles et pacotilles, fioles de pharmacie où des liquides ambrés s’étaient figés, fusils de guerre (…) ».   Visiter cette immense grotte, c’est retrouver des membres de notre famille que nous n’avons pas connus, comme lorsque l’on tient en main une lettre rédigée par un défunt : « la mine du crayon tenu par sa main est restée sur le papier, avec son écriture, ses mots voulus par lui (…) Paul est mon oncle, tué bien avant ma naissance. Je reçois ses mots des dizaines d’années plus tard, à bientôt, hier. Et vous êtes avec moi, maintenant. Et une partie de vous était là, dans cette nuit dont je vous parle ici ». La même émotion, le même bouleversement nous envahissent, comme ils envahissent « les trois inventeurs de Chauvet », (« Les explorateurs sont à genoux. Ils pleurent »), les visiteurs, (« je pleurais comme un veau »), les scolaires … La beauté sublime des lieux, la présence intense de ces absents (« (…) l’âme des artistes, des esprits, nous entourent »)  sont ressenties même par un jeune collégien pas très studieux, félicité à son grand étonnement par son professeur : « c’est bien que tu aies perçu ces présences ».

    Des fils de différentes laines semblent s’enchâsser et tisser la construction novatrice de A vous qui avant nous vivez. La forme originale de cet ouvrage polyphonique suit le parcours de la grotte et le fil des pensées, des rêves, des émotions de la narratrice et  de ses protagonistes passés, présents, futurs dans un temps suspendu.

    A travers différentes approches stylistiques : imitant le langage  supposé des Aurignaciens (« On marchions doucement comme on chantons les bébés pour qu’ils ours-en-hivernent comme je chance ma fille, Créaa »), mimant la syntaxe maladroite d’un jeune de cité, usant du verlan (« la téci »), d’expressions familières (« je me suis viandé »), la narratrice nous plonge dans un réalisme vivant, au tempo dynamique. Aux récits, aux descriptions réalistes, aux dialogues, se mêlent des passages poétiques (« (…) il chantait son chant de torrent rauque, sinueux, vrillé de notes d’oiseau »),   des poèmes, des calligrammes représentant des ours. Nathalie Léger-Cresson tricote les styles et les genres avec brio afin de nous faire ressentir la puissance artistique des dessins de la grotte Chauvet.

    Ce qui n’aurait pu être qu’un ouvrage documentaire historico-archéologique rebutant a donné naissance à  un texte passionnant.  Emportée par son  enthousiasme, Nathalie Léger-Cresson en mêlant les genres littéraires  embarque le lecteur dans sa visite de la grotte Chauvet afin de le faire rêver et de lui donner envie de la découvrir par lui-même.

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