Woman hating. De la misogynie
Andréa Dworkin
Traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Camille Chaplain et Harmony Devillard
Editions des femmes, Antoinette Fouque (2023)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Une pertinente analyse du sexisme Andréa Dworkin : Woman hating. De la misogynie
Andréa Dworkin (1946-2005), issue d’une famille rescapée de la Shoah, est une essayiste américaine, ardente défenseure de la justice et surtout du droit des femmes. L’éducation de son père, instituteur ouvert, aux idées libérales, fut certainement déterminante dans la construction de la femme combative qu’elle devint.
Son essai, Woman Hating, publié pour la première fois en 1974 aux Etats-Unis, est « une analyse du sexisme », « système de domination masculine », afin de comprendre en quoi il consiste, comment il fonctionne, manipule la représentation des femmes, façonne le conscient et l’inconscient. Les mots, concrétisations des pensées et des préjugés créateurs du concept de nature féminine, l’éducation, les images, reflet de la vision que les hommes ont d’elles et qu’elles intériorisent, influencent les femmes. On n’est pas dans l’inné mais dans l’acquis. Il est donc impératif de modifier les causes psychologiques, culturelles, sociales, politiques, à l’origine de la relation dominant/dominé et des « gynocides » commis. L’objectif d’Andréa Dworkin est de restructurer les mentalités afin que « chaque personne maîtrise sa propre vie, participe pleinement à la communauté, vive dans la dignité et la liberté ». Il faut changer les mentalités pour changer le monde. La narratrice appréhende donc dans son essai les différentes causes des violences faites aux femmes et les dissèque en remontant vers les mythes, les légendes, les récits archaïques.
Les contes de fées
Dans son essai, Woman hating, Andréa Dworkin analyse d’abord les contes de fées, « les premiers scénarios mettant en scène des femmes et des hommes qui façonnent notre psyché ». Les enfants, en effet, intériorisent les messages de ces histoires qui donnent à voir un univers scindé en deux avec la belle, faible et innocente jeune fille, objet du désir, souvent maltraitée par sa marâtre, et « le prince héroïque », fort et courageux. « Les contes de fées (…) sont les modèles de notre enfance, et leur affreux, effroyable contenu nous terrorise jusqu’à la soumission – si nous ne devenons pas de bonnes personnes, alors le mal nous détruira ». Ces contes véhiculent des clichés sexistes : « Cendrillon, la Belle au bois dormant, Blanche-Neige, Raiponce – toutes se caractérisent par la passivité, la beauté, l’innocence et la victimisation. Ce sont des archétypes de la femme bonne – victime par définition ». Dans ces récits, la femme doit être belle, « tenir (le) ménage, préparer le repas, faire les lits, la lessive, coudre et tricoter ». La jeune fille, pure passivité et réceptivité, gentille, esclave d’âme, est présentée à la fin du conte comme heureuse en devenant épouse et mère. Elle accepte sa situation la percevant comme normale.
La pornographie
Dans la relation maître/esclave examinée ensuite dans l’analyse de la pornographie, la femme n’est plus qu’un corps morcelé, un sexe soumis aux fantasmes sadomasochistes masculins. Dans ce chapitre, la narratrice décrit de façon crue et réaliste les sévices psychologiques et physiques infligées aux femmes, objets d’une jouissance malsaine et destructrice. Incarnation du mal, le corps perçu comme sexuel et indécent, (« en tant que femme chacune est née coupable et charnelle, incarnant les péchés d’Eve et de Pandore, la perversité de Jézabel et de Lucrèce Borgia »), la femme est molestée car elle le mérite !
Le bandage des pieds
Andréa Dworkin enchaîne après sur une réflexion concernant la pratique millénaire du bandage des pieds des fillettes puis des femmes en Chine, proposant des témoignages bouleversants et effroyables comme celui d’une femme âgée : « Quatre de mes orteils se sont recroquevillés comme autant de chenilles mortes ; nul étranger n’aurait jamais cru qu’ils appartenaient à un être humain. Mes ongles de pied rentraient dans la chair comme du papier très fin. La plante des pieds toute fripée ne pouvait pas être grattée quand elle me démangeait ni soulagée quand elle me faisait mal. J’avais le jarret maigre, mes pieds devinrent bossus, laids et nauséabonds (…) ». Cette coutume est une façon de mieux dominer les femmes. Une fois les pieds emprisonnés, la femme ne peut plus se déplacer. Immobilisée, soumise, elle n’est plus qu’un objet esthétique, sexuel, destinée à assurer sa descendance. La femme au corps transformé, épilé, maquillé, « déguisé » … devient « une construction fantasmatique » : elle est dépossédée de son être.
Les dites sorcières
Puis la narratrice aborde le thème des femmes dites sorcières persécutées et brûlées vives dès le Moyen-Age : « neuf millions de personnes » anéanties, comprenant essentiellement des femmes et quelques hommes soit-disant envoûtés par ces dernières, les femmes étant toujours jugées maléfiques : « La sorcellerie était un crime de femme (…) les hommes (…) étaient le plus souvent des ensorcelés ». Ces femmes connaissaient les vertus curatives des plantes, possédaient un savoir expérimental et guérissaient grâce à leurs connaissances. « Malheureusement, c’est en tant qu’empoisonneuses qu’on se souvient des sorcières ». Ces femmes représentant un danger pour l’homme et pour l’Église furent tyrannisées. La femme incarne toujours le mal et la dangerosité dans de nombreux esprits masculins.
Enfin l’essayiste traite rapidement, de façon moins judicieuse, de l’androgynie, de l’homosexualité, de la transsexualité, de la zoophilie, de l’inceste, de plus en plus poussée par une volonté provocatrice et emportée par une révolte séditieuse.
Transformer les mentalités
Andréa Dworkin veut faire acte révolutionnaire (« Ce livre est un acte, un acte politique dont la révolution est le but ») afin de transformer les mentalités. L’inscription de sa révolte apparaît dans le signifiant par le choix d’un lexique vulgaire, par la création de mots (« gynocide »), expression de la violence faite aux femmes, par la modification de l’orthographe du terme « Amérique », écrit avec la consonne occlusive « k » aux connotations agressives (voir dans notre analyse de l’ouvrage Notre sang). Elle passe par la subversion du vocabulaire, s’opposant à toute forme de convention. En effet, elle regrette d’écrire « avec un instrument défectueux, une langue sexiste et discriminatoire jusqu’à l’os ». Les mots sont défaillants, elle tente alors d’y remédier au maximum. Elle veut même supprimer la ponctuation, les majuscules, mais son texte « a été altéré d’une façon drastique » souligne-t-elle, furieuse. En effet, son «éditeur a changé (sa) ponctuation parce que les critiques littéraires (Mammon) n’aiment pas les minuscules ». Andréa Dworkin refuse toute sorte de cloisonnement, de codification, toute atteinte à la liberté.
Son vocabulaire parfois vulgaire, cru, est la concrétisation de sa révolte et de sa colère. Son écriture impétueuse est un cri. Mais elle est cependant très travaillée. Sa pensée fondée sur un solide savoir et des connaissances historiques, philosophiques, religieuses approfondies, est structurée, son armature étant matérialisée par de nombreux connecteurs logiques, par des répétitions qui martèlent son message afin de mieux convaincre et persuader ses lecteurs. La narratrice tisse avec pertinence et pugnacité ses idées et les procédés pour les transmettre afin de dénoncer les conditionnements subis par les femmes et inciter ces dernières, mais aussi les hommes, à en prendre conscience afin de ne plus les reproduire.
Avec ses idées (efficacement traduites par Camille Chaplain et Harmony Devillard) et par la forme qu’elle leur donne, Andréa Dworkin veut changer le regard porté sur la femme. Elle veut libérer non seulement les femmes, mais aussi tous les êtres humains rejetés, discriminés, victimes d’une domination psychologique, culturelle, politique et d’un cynique retournement des valeurs au bénéfice des forces prépotentes. Dès les années 70, Andréa Dworkin, en avance sur son temps, annonce l’actuel mouvement Me Too.
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