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Vivre avec sans

6/04/2025 | Livres, Poésie | 0 commentaires

Vivre avec sans
Adagio maladie
Anne Sultan

des femmes Antoinette Fouque (2023)

(Par Coline Crougneau)

Livre : Vivre avec sans
Adagio maladie

Anne Sultan
des femmes Antoinette Fouque (2023) Dans Vivre avec sans d’Anne Sultan, monologue intime et sensible, la maladie de l’alcoolisme est dite avec un langage organique, lyrique et singulier, objet à la fois de construction d’un récit et de destruction des codes. Cette inventivité révèle l’absence de mots et le mutisme que cette maladie génère lorsqu’elle est diagnostiquée, un vide béant laissant les victimes se consumer silencieusement dans l’indifférence.

Comme l’annonce le titre dans un oxymore, nous parcourons au fil de poèmes sans rimes les pensées d’une femme au coeur d’une histoire contrastée, teintée de tendresse autant que de brutalité, et ce d’une manière très juste : avec un pas de côté au moyen de ce langage poétique. Ce dernier ressemble avant tout à une danse, avec une écriture qui s’invente et qui se cherche constamment, autant qu’une danseuse compose une chorégraphie, écrit, à l’aide de son corps en mouvement. À cette recherche se mêle une forte dimension ludique étroitement liée à tout ce qui tient à l’art, car il faut garder son âme d’enfant pour créer. Et ce jeu opéré sur le langage est effectivement un bien nécessaire pour atteindre la teinte très sombre de ce récit poétique. Celle-ci est omniprésente et révèle la réalité de l’alcoolisme, maladie trop difficile à nommer – elle ne le sera d’ailleurs jamais dans les poèmes. Ici, en parlant de son rapport à l’alcool, la protagoniste montre avec un vocabulaire très personnel combien ce lien façonne son identité et son monde intérieur. Tout ce trajet de vie est fragmenté en poèmes qui agissent comme un mouvement de la mémoire s’animant et passant d’un souvenir à l’autre. C’est de cette mémoire vivante que jaillissent des émotions destructrices, amusées, tristes ou tendres, et c’est ensemble que ces souvenirs tracent un chemin vers la rémission.

Un langage dansé comme une rébellion

Tout au long de cet ouvrage d’Anne Sultan, danseuse et chorégraphe, le langage semble habité par cette discipline artistique. Sa construction étonnante traduit l’instabilité intérieure de la protagoniste, oscillant entre équilibre et déséquilibre. Tout basculait tanguait en moi comme autour. La tempête. Je m’y jetais à corps perdu. Les verbes “basculer” et “tanguer” traduisent un trouble intérieur et évoquent la nausée inhérente à la boisson. Ce tangage est aussi syntaxique et renvoie au rythme dansé, comme si chaque phrase correspondait à un nouveau pas de danse où la répartition du poids du corps, et ici des mots, était différente.

Cette manière d’écrire est un reflet de la danse : les conventions littéraires sont ignorées, tout comme il a fallu briser les codes en danse classique, pratique très stricte, pour inventer de nouveaux mouvements. C’est ce qu’avait fait au 19ème siècle l’américaine Loïe Fuller avec sa Danse Serpentine, une révolution toute en ondulations libératrice du tutu. De même, le langage créé dans Vivre avec sans représente une émancipation des codes, ceux de l’écriture, pour mieux exprimer vie et émotions au risque de déplaire. Dans cet ouvrage, langage écrit et danse dialoguent et composent des rythmes, des saccades ou des longueurs. Le parc et sa lumière si douce en ces jours de juin qu’abritant parfois même des corps presque en villégiature comme on promène famille un beau dimanche quelque part on s’assied sur l’herbe et on s’ensommeille. Ce verset fait l’effet d’une logorrhée et plus corporellement d’un vomissement. La longueur sans virgules ni points donne un espace de liberté pour la lecture qui devient alors très vivante, dynamique et musicale. À l’inverse, Pourquoi. Quand. Comment. Depuis quand. est une succession de mots interrogatifs, séparés les uns des autres par un point, et non un point d’interrogation. La ponctuation donne là un tout autre rythme, plus pressant, une impression de convulsions.

Le terme “Adagio” contenu dans le titre caractérise en musique un mouvement lent, parfois répétitif. Il précède le terme “maladie” et ensemble, ils renvoient à la lenteur d’une rémission autant qu’aux rechutes liées à l’alcoolisme, cercle vicieux dont il est très difficile de sortir. Le lien entre corps et langage, mouvement intérieur et extérieur, est encore apparent dans le vers suivant : Parfois l’agitation le tremblement d’un membre dit dans son intranquillité ce que bouge au dedans, se tisse et se meut. Le trouble intérieur peut se traduire dans un mouvement du corps, ici celui de jeunes danseurs, et cela fonctionne également avec les mots. C’est bel et bien à travers la langue que la narratrice se rebelle, car les conventions de l’écriture ne suffisent pas à exprimer correctement sa détresse.

Passer par le jeu pour libérer la parole

Rire encore quand tout est gravité est une nécessité pour survivre. Cette fiction très sombre décrit bien le trouble profond amené par l’alcoolisme dans la vie d’une femme, et c’est notamment grâce à un recours au jeu dans et avec les mots. Cela amène de la légèreté et permet de sourire juste avant de plonger dans la “gravité”. Les phrases sont donc parfois déconcertantes ou construites de façon canonique (sujet/verbe/complément) : Au matin en début et fin de semaine surtout nous affluons dans le couloir. Globalement, la syntaxe est aussi ludique que provocante, mais elle nécessite avant tout un esprit mobile et ouvert au monde comme celui d’un enfant qui, en jouant, fait des expériences libérées du jugement des autres. Il y a ainsi des jeux sonores, comme des expérimentations musicales entre les voyelles et les consonnes, au moyen d’allitérations et d’assonances : Visage en sang semblant, À ton insu j’ai su. Ce jeu des mots passe aussi par des inventions telles que élentément, lentément, s’aparole, t’intimiter ou encore La tombe enceinte. Les homophonies prennent tout autant leur place : Debout et Deux bouts, ou encore J’ai vite et J’évite. Même si les mots semblent mélangés ou associés de manière amusante, la lecture ne se passe pas de ce voile de malheur ou de nostalgie qui recouvre tous les poèmes. Si lent silence. Lent silence lancinant si lent lancinant et coule en coulure atone évidée vide. On dirait une complainte, un adagio d’où s’élève une vive émotion.

Comme chez Boris Vian dans son célèbre Écume des jours, c’est le jeu avec le langage qui renforce le récit, lui donne sa nuance, sa poésie et sa profondeur, car il provoque une distance entre le sens et la forme comme un tableau abstrait. Cette respiration nous permet aussi de mieux nous immerger dans le drame. Ainsi le premier poème, Écume d’un corps, clin d’œil à l’œuvre de Boris Vian, ne porte pas ce titre par hasard : il est un échauffement, une introduction, pour accoutumer l’oeil à ce qui va suivre. L’aspect ludique et surprenant de cet ouvrage est aussi dû à la rareté de la ponctuation. Cette écriture contemporaine est présente entre autres chez Léonora Miano dans ses Écrits pour la parole, où les phrases s’emmêlent sans ponctuation, laissant la lecture plus libre en apparence. Dans Vivre avec sans, la ponctuation n’est pas absente, mais elle agit en cheffe d’orchestre, et coupe parfois les phrases en deux, les interrompant tout net comme le ferait un soupir, cette respiration silencieuse en solfège : Et moi devant ça toute petite toute réduite sans toi et j’ai besoin de. Ça à nouveau.

Dans cette fiction poétique se cache un autre jeu, celui du langage codé avec des mots qui renvoient secrètement à l’alcool : Doudou, ça, cadavres, flacons. La consommation interdite est dissimulée dans les mots, et cette manière de procéder parle directement de la honte, de la peur infantilisante d’être prise sur le fait et jugée. La narratrice compare dans l’autodérision cette situation avec celle des fêtes de Pâques de son enfance : Me revient ce jour-là à Pâques. […] Des oeufs. Si bien planqués que jamais retrouvés. Tous ces jeux servent d’appui à la pensée, ils permettent un détachement nécessaire pour décrire peu à peu une souffrance répandue dans le corps et l’esprit comme un poison mortel.

Une souffrance omniprésente

Les conséquences de l’alcoolisme sont rendues palpables tout au long des poèmes au moyen, entre autres, du champ lexical du corps, où des membres et des organes sont énumérés de façon clinique : Sang. Foie. Langue. Urine. Thorax. Coeur. Tête. Nez. Ou encore Bouche. Anus. Vagin. Et cela s’accompagne d’un registre trivial (égorger, dégueuler) qui situe à un haut niveau la douleur psychique ou physique vécue par la narratrice (Je saigne des mots.) et ce à toutes les étapes de sa vie. Quand j’avais 5 ans je m’ai rasée est un poème axé sur un souvenir d’enfance violent lors duquel la petite fille à 5 ans se coupe le visage à l’aide d’un rasoir pour faire comme son père. Visage en sang, j’ai cent visages mais je n’ai que mon âge. Ensemble ces éléments ne soulignent pas seulement la souffrance corporelle, ils sont le reflet de la violence du monde notamment à l’égard du corps féminin, accepté ou condamné en fonction de sa capacité à enfanter. Cette narratrice anonyme est en effet réduite à néant par les autres, notamment par son mari qui ne veut plus d’elle, parce qu’elle ne pourra jamais porter d’enfant. C’est une vie avortée. Passant du particulier au général, elle parle aussi des autres femmes, celles qui font passer leur besoin d’alcool pour un achat banal, quand leur vie les pousse à s’autodétruire en cherchant dans ce sédatif une consolation. Cette violence continue en cure de désintoxication où l’on attribue à la patiente une clé en lui déconseillant de se mêler aux autres. Ainsi la déshumanisation est à l’œuvre, car chaque patient est réduit à un corps, un futur cadavre ou une clé. Tout le vocabulaire renvoyant au corps montre une considération insensible des êtres par la société entière, allant de la femme incapable d’être mère aux alcooliques demeurés à le rester pour toujours. Le corps des mots est traité de façon macabre à l’image de celui des humains, ils sont triés, hachés en énumérations et coupés par des points. L’évocation d’Anne Frank renforce la présence de la mort et celle du cadavre, ainsi que l’idée de l’emprisonnement comme dans les camps de concentration et d’une lutte pour survivre. 

La maladie et le mal à dire de l’alcoolisme

Il est difficile de traiter un sujet à la fois si banal et tabou. L’alcoolisme dans Vivre avec sans apparaissant de manière camouflée dans le langage n’est jamais désigné directement : Quand un jour. De trop. Cette maladie est signifiée dans le titre par la préposition “sans”, soit une absence, un blanc, un vide. Ces vides apparaissent souvent dans les poèmes, dont certains vers sont interrompus lorsqu’ils sont sur le point d’évoquer la consommation d’alcool. Cela renvoie aussi à la notion de manque. Cette chose qui ne se dit pas mais que l’on cherche partout apparaît comme une urgence vitale chez la narratrice, qui déploie une attitude animale pour s’enfuir de sa chambre d’hôpital : Telle une chatte endormie réveillée soudainement… Elle tente avec succès plusieurs évasions pour rejoindre le dehors et boire une grande quantité de ça. Elle se confond avec sa maladie car elle non plus ne se nomme pas et apparaît en tant qu’anonyme dans les poèmes, une victime parmi les autres. Le prénom de Lily lui est attribué par un malade, tandis qu’elle se désigne parfois comme une femme, une anonyme, ou une chatte, toujours avec de la distance. Comment soi quand sans ? est une question qu’elle se pose, car sans sa maladie, elle n’a en effet pas d’identité définie. Ce rapport entre identité et alcool est aussi questionné chez les autres malades qui l’entourent. Quel visage a la maladie ? se demande-t-elle en observant les autres patients. Elle leur donne le visage de leur métier, et en cela, rappelle la banalité de l’alcoolisme, cette maladie discrète et indécelable à priori. Mais cette dernière est surtout une maladie du secret, de la solitude et de l’échec : Je n’oublie pas les voix muettes. Le silence qui se fait. […] Ce qui ne se dit pas et qui se dit en soi entre eux c’est qu’elle a échoué, déchu, perdu. Le silence est aussi celui des personnes qui n’en sont pas revenues. Le poème Morte en en vente libre associe la personne décédée à son mal, la réduit à une bouteille d’alcool, et dénonce la grande accessibilité à cette maladie dont la cause est en vente partout. 

Déambulation entre mémoire d’un passé lointain et souvenirs proches

Tous ces poèmes racontent un souvenir proche ou éloigné. La mémoire dans Vivre avec sans fait surgir les maux de la narratrice et l’accompagne peu à peu sur le chemin de la rémission. Organe aussi vivant et musical que les autres, elle est un choeur contre l’oubli. Ce rétablissement progressif et heureux à la toute fin se fait par étapes et il y a une véritable différence entre le début du recueil et sa fin. Le langage connaît une évolution, se fait plus complet lors des derniers poèmes comme si l’esprit était devenu plus fort et capable à nouveau d’exprimer jusqu’au bout les pensées. Mais avant d’en arriver là, Je souviens apparaît régulièrement tel un refrain, ravivant un passé souvent douloureux, entre un père emporté par l’alcoolisme à la suite d’une rechute, une grand-mère très aimée à qui l’on a dû dire adieu et une mère se battant pour sauver sa fille qui se détruit en suivant les traces paternelles. Il faut en effet se souvenir pour accepter le passé, se pardonner et continuer à vivre. Au bout de ces souvenirs sont parfois déposés des prénoms, ceux des personnes emportées par l’alcoolisme que la narratrice a croisées. Contrairement à l’anonymat du personnage principal, ces prénoms rendent toute leur humanité aux victimes, des femmes surtout : Valérie, Marine, Marie. Mais c’est aussi un hommage rendu à ses proches : Mémé. Maman. Ces figures féminines apparaissent comme un tableau de sororité et de tendresse. Il s’agit bien de l’évoquer, cette solidarité discrète et puissante entre les femmes, ces sœurs trop vite perdues dans le combat contre la maladie, emportées par un monde froid et cloisonné. Je souviens agit alors comme une incantation, une parole magique pour se soigner par la répétition, une force transmise par la mémoire de celles et ceux qui n’ont pas survécu. Et cela se transforme à la toute fin en un Je n’oublie pas honorant toutes les personnes qui ont aidé cette Lily sans nom à aller mieux. 

Vivre avec sans est un très bel ouvrage qui mérite d’être lu et relu. Sa poésie tient dans l’inventivité du langage, interpelle et traite avec lucidité du sujet de l’alcoolisme au féminin, souvent passé sous silence et considéré comme une maladie honteuse. Ce récit poétique traite avec autant de vérité de la vie des femmes, des raisons qui peuvent les pousser à se trouver un doudou, de leur isolement dans des vies qu’elles n’ont pas forcément souhaitées, mais aussi de l’entraide pour tenter de se rétablir et enfin de l’espoir d’un monde capable de soutien et d’amour.

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