Vilain crapaud cherche jolie grenouille
Christine Van Acker
(Editions Mijade-zone J)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Dans l’ouvrage au titre métaphorique de Christine Van Acker, Vilain crapaud cherche jolie grenouille, le récit à la première personne du singulier, où s’introduit parfois un « nous » donnant à saisir les pensées d’un groupe de jeunes, Laurent, un adolescent de treize ans, embarrassé par son enveloppe corporelle, exprime ses sentiments, ses émotions, ses pensées. Il développe avec une grande lucidité ce qui se passe en lui sans se prendre au sérieux. Comme de nombreux jeunes qui découvrent la vie, leur corps, Laurent manque de confiance en lui, se dévalorise au point de se qualifier de « vilain crapaud boutonneux ». Son mal être prend très souvent la forme de l’humour.
Mais brusquement, il va être bouleversé par la réception d’une lettre à la « belle écriture régulière de fille, la feuille remplie à ras-bord de caractères à l’encre mauve, orange, rouge, verte, bleue… Une déclaration d’amour arc-en-ciel … ». La missive multicolore esthétique le transforme : « je me sentais comme quelqu’un qui vient de se réveiller après un sommeil de cent ans (…) tout me paraissait très diffèrent ». Sa vision du monde et de lui-même évolue, change de façon irrémédiable. La lettre insolite intègre le quotidien dans un éclat merveilleux, l’arc en ciel symbolisant la beauté, l’infini, l’ouverture loin d’un quotidien grisâtre, d’une école incapable d’apprendre la vie aux jeunes : « A quoi ça peut bien servir, l’école, si elle n’est même pas foutue de nous apprendre l’alphabet amoureux ? »
Dans Vilain crapaud cherche jolie grenouille, le lecteur est d’emblée introduit dans l’univers apparemment insouciant de l’adolescence où se côtoient sans vraiment se rencontrer filles et garçons : « Ce matin, la cour de récré est restée la même que celle de chaque matin : des petits paquets de mecs, des petits paquets de nanas, rarement des paquets mixtes ». Derrière les plaisanteries et les comportements désinvoltes et souvent béotiens des garçons (« Ce qu’on adore, nous, les garçons, ce sont les blagues sur les blondes, c’est faire un lance-flamme avec nos pets sur une allumette, c’est lancer des préservatifs remplis d’eau sur les voitures qui passent dans la rue ») se cachent paradoxalement une sensibilité pleine de finesse et de poésie (« Ce n’étaient pas des mots mais j’entendais une poésie venue du centre de moi-même ») et même un amour de la littérature. La poésie rimbaldienne passionne Laurent : « comme super-héros de la poésie, il n’y a pas mieux que Rimbaud », le poète adolescent, le poète révolté.
La littérature et la poésie permettent à certains jeunes d’échapper à l’ennui du quotidien. Ce sont des fenêtres ouvertes vers l’imaginaire, des ponts favorisant la complicité. Le nouvel élève de la classe de Laurent, avec « un air rigolard dans les yeux » envoie à ce dernier un message, une citation de Rimbaud : « Elle est retrouvée. Quoi ? – L’éternité. C’est la mer allée avec le soleil ». Une connivence poétique s’installe d’emblée entre les deux adolescents à la faveur du cri de joie du poète, trouée lumineuse dans la routine répétitive et terne.
Dans cette espèce de roman de formation qui se présente un peu comme une confidence, le style oral, en rupture avec la tradition littéraire, donne à entendre les propos de la jeunesse actuelle. D’un cas particulier, la narratrice passe au général et montre que l’apparence est menteuse. Derrière une attitude qui cherche souvent à impressionner pour se protéger du regard de l’Autre, ressembler à ses pairs, se démarquer des adultes, se cache une grande sensibilité : « je tenais à peine sur mes jambes et j’avais soudainement très mal au ventre ». La traduction physique de l’émotion donne un caractère d’authenticité à la description et révèle la fragilité du jeune. Christine Van Acker révèle la réalité de la jeunesse tout en la donnant à voir et à entendre, en visant à rendre l’impression du langage parlé à la faveur d’expressions familières, émotives, subjectives très travaillées. Les mots et le ton familiers, alertes, ancrent les personnages dans la réalité quotidienne des collégiens friands d’apocopes, (« j’ai allumé l’ordi », « récré ») de jeux de mots (Maurice Viande »), d’allitérations, de paronomases, (« je crois et je croîs tout en croquant les croissants de plumes ») et relève d’une esthétique de l’humour. Le présent rend la vivacité des pensées et des actions. Le goût de l’image de la narratrice traduit un extraordinaire sens du concret.
Vilain crapaud cherche jolie grenouille de Christine Van Acker est un roman plein de fraîcheur, émouvant et humoristique qui prouve, véritable mise en abyme, que la littérature (le livre en train de se lire et la référence à la littérature dans le livre lu) n’est pas un univers austère, ennuyeux, mais un véritable plaisir, un jeu sémantique, qui emporte le lecteur vers un ailleurs de rêve et de fantaisie.
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