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Une  Femme

8/06/2021 | Livres | 0 commentaires

Une  Femme
Sibilla Aleramo
des femmes-Antoinette Fouque (2021)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

Aleramo Sibilla : Une FemmeUne tranche de vie

En  1906, paraît  Une  Femme, ouvrage de Sibilla Alaremo, pseudonyme de Rina Faccio, de nouveau publié en 2021 en livre de poche, par les éditions « des femmes-Antoinette Fouque » :  une autobiographie romancée, un roman autobiographique, un roman écrit à la première personne fondé sur la vie de l’auteure, des événements  choisis de son existence, d’autres occultés, passés sous silence. Une  Femme : non pas l’oeuvre de toute une vie, mais d’une tranche de vie allant  de son enfance à ses vingt-six ans,  moment où la narratrice/écrivaine  quitte  son mari.

Une enfance libre et heureuse

La fillette mène, dans la région milanaise,  une enfance et une adolescence heureuses et libres comme elle le crie avec lyrisme : « Oh ! Ma belle adolescence sauvage ! », « mon adolescence hardie, téméraire, triomphante ». Elle  évolue dans une famille aisée et cultivée : un père qui « à peine reçu docteur, (…) avait obtenu une chaire »  de professeur avant de démissionner « un jour de colère » et  de s’associer  « avec un beau-frère de Milan propriétaire d’une affaire commerciale importante ». A trente-six ans, il change à nouveau de travail et devient directeur d’une entreprise dans le Sud de l’Italie.  La fillette, élève douée,  – choyée par son père, figure idéale à ses yeux, indifférente à l’égard de sa mère,  distante de celle qu’elle juge trop effacée -, doit interrompre ses études faute d’établissement scolaire dans le village où s’installe la famille. Elle devient alors comptable dans l’usine familiale  où elle déambule, au milieu des ouvriers, libre, ravie,  se sentant utile, appréciant  jouer avec les chiffres : « je ne m’ennuyais  jamais en alignant pendant des heures des chiffres sur des registres ». Mais sa vie heureuse et libre bascule brusquement.

L’échec du mariage

 Alors qu’elle n’a que quinze ans,  un employé de son père abuse de sa faiblesse créée par  la tentative de suicide de  sa mère  : « Savait-il seulement quelle fatigue m’avait vaincue », « Il comprenait mon inconscience, il constatait mon ignorance, ma frigidité de petite fille de quinze ans, voilant de gestes et de sourires amusés le désir violent qui le possédait ». L’année suivante, elle épouse son violeur. Ce mariage, un lamentable échec,  est  un temps de douloureuses épreuves,  pour la jeune femme opprimée par un homme manipulateur (« il m’avait enveloppée de paroles caressantes et je m’étais  attendrie. Je n’avais pas douté un seul instant de son dévouement et je l’avais accepté sans pour autant abandonner ma fierté », un mari  ignorant (« je le savais ignorant mais il m’avait semblé toujours plus vif d’esprit »), jaloux,  autoritaire, brutal, méprisant. Seul son fils tendrement aimé,  avec qui elle entretient une relation fusionnelle,  lui apporte joie, lumière, amour. La  toute jeune femme, autrefois libre, est,  dès ses fiançailles, prisonnière : « J’étais désormais isolée du village : le jeune homme, jaloux, exigeait de moi mille renoncements absurdes : je ne devais pas me mettre à la fenêtre, je devais fuir dans ma chambre dès qu’un homme entrait à la maison, même le médecin de maman. Moi, si libre jusque-là, au souvenir de ce que je considérais comme irréparable, j’avais des sursauts de révolte qui rendaient encore plus évidente et douloureuse ma défaite ». Une fois mariée, elle mène  une vie étriquée. Dans les bras de son mari, elle  ne connaît pas le plaisir : « Je me pliais ainsi à la volonté de mon mari. De plus en plus, surgissaient dans mon corps des répugnances que j’attribuais à l’épuisement, à la fatigue. Je ne cherchais pas à vaincre ma frigidité qui l’étonnait »). Ses journées dépourvues  de joie, de satisfactions intellectuelles sont animées, brèves ruptures dans le quotidien ennuyeux,   par de rares  amis venant certains soirs visiter le couple. Mais ils  ont « tous le même niveau intellectuel que son mari ». Sa vie médiocre et terne plie sous  le joug de ce  mari ignorant, égoïste, jaloux et  violent, flatté de posséder une jolie et séduisante épouse.

 Une femme asservie

 Dans Une Femme,  le lecteur ignore le prénom de la narratrice . Cet anonymat n’implique-t-il pas qu’il s’agit d’UNE femme, sans identité propre, symbolisant toutes les femmes ? En effet, elle ne parle pas seulement de sa sombre  et malheureuse vie qui va jusqu’à la pousser, comme sa mère quelques années auparavant,  à une tentative de  suicide, elle donne à voir  en même temps la société italienne  conservatrice du début du XXe siècle. Une société  hypocrite constituée de dominants et de dominés : des patrons exploitant leurs employés, des hommes asservissant leurs épouses, des épouses mentant à leurs maris pour gagner un lambeau d’avantages, des enfants  maltraitant leurs parents, des hommes trompant leurs femmes, des bourgeois vulgaires  : « Une grande hypocrisie régnait dans le village.  En réalité, les parents bourgeois et ouvriers étaient tranquillement exploités et maltraités par les enfants : nombreuses étaient les mères qui subissaient des sévices en silence. Aucune épouse n’était honnête en rendant compte à son mari des dépenses. Aucun mari ne ramenait à la maison l’intégralité de son salaire. Peu de couples maintenaient une fidélité réciproque et l’on connaissait les maîtresses de nombre de ces messieurs comme  inavouables ».  Le sort des femmes, simples épouses et mères,  est  affligeant : « Aimer, se sacrifier, et succomber ! Tel était son destin et celui, peut-être, de toutes les femmes ». Ayant intériorisé son sort, considéré comme naturel,  la jeune femme  libre avant son mariage grâce à un père libéral,   n’a pas d’emblée le recul nécessaire pour comprendre qu’être dépossédée de sa vie, de son corps, de ses désirs, que subir la violence d’un mari, n’est pas la norme.  Mais n’oublions pas que la narratrice évolue dans un pays méditerranéen du début du XXe siècle régi  par des codes juridiques et politiques patriarcaux considérant la femme comme une mineure placée sous la tutelle d’un mari.  D’ailleurs,  la France de l’époque n’a rien à envier à l’Italie ! La narratrice baigne dans un contexte socio-historique qui la conditionne.

 La liberté retrouvée

 Lorsqu’elle se rend compte qu’elle  subit le  même type d’existence  que sa mère, – femme trompée, plongée dans la tristesse,  l’ennui, l’incompréhension,  la solitude, choisissant la mort plutôt que la vie –  la  vision  de la narratrice  évolue. La tentative de suicide  de la narratrice ne la tue  pas  mais tue la femme soumise qu’elle était devenue : « Ma vie devait finir là : la femme que j’avais été jusqu’à  cette nuit devait mourir. (…) Comme au moment de me donner la mort, je considérais le monde et moi-même avec un regard nouveau : renaissant ». De la mort naît la vie. Elle renaît, devenant progressivement autre, grâce, entre autres, à son enfant bien-aimé : « Pour la première fois, je percevais entière l’influence bénéfique de la présence de mon enfant. (…) Son nom était pour moi un porte-bonheur pour le présent, le symbole du futur, et dans ses brèves syllabes, il circonscrivait un nouvel horizon ». Cet enfant rédempteur favorise et  concrétise  sa libération.  Abandonner  l’adoré, l’éloigner de sa souffrance,  signifient sa grandeur d’âme et la reconquête de son estime ! : « Partir, partir pour toujours ! Ne plus jamais m’abaisser au mensonge. Pour mon fils plus encore que pour moi !  Tout souffrir, son éloignement, son oubli, mourir mais ne jamais plus éprouver ce dégoût de moi-même, ne plus jamais mentir à mon enfant en le faisant grandir dans le respect de mon déshonneur ! ». Abandonner mari et enfant constitue une libération pour elle et pour son fils et  surtout l’accès à la dignité. Son enfant ne la méprisera pas comme elle a méprisé sa mère soumise et faible !

La lecture et l’écriture (« Et j’écrivis pendant une heure, pendant deux heures, je ne sais plus. Les mots coulaient, graves, presque solennels ; j’arrivais à cerner mon état psychologique (….) »), le travail dans des revues féminines seront salvatrices et  favoriseront « (s)on indépendance morale ».  Alors qu’elle subissait sa vie d’épouse comme un destin, sa vision du monde évolue grâce à la mise en mots.  Elle conceptualise de plus en plus son ressenti et son vécu insupportable,  donne à voir avec lucidité  ses souffrances en toute simplicité,  criant sa douleur,  sans  cependant faire œuvre revendicatrice.  Son ouvrage n’est pas un acte militant, c’est un témoignage poignant. Miroir d’une époque dont elle dit les tares,  miroir de la souffrance féminine et de la misère,  son  parcours acquiert  une portée universelle : « Le temps et l’espace me semblaient devenir fluides, me transportant sur leur courant ; j’étais l’humanité errante, l’humanité sans but et pourtant enflammée d’idéal : l’humanité de certaines lois et pourtant mue par une volonté rebelle de les briser, de refaire une existence affranchie d’elles … ».

L’écriture est pour la narratrice un refuge contre une réalité cruelle, une catharsis, une libération. La  prise de conscience, la prise de parole  de cette  femme courageuse du début du XXe siècle,  qui a osé, dans une société traditionnelle et patriarcale,  quitter son mari violent et abandonner son enfant adoré pour recouvrer la dignité,  ouvrent  la voie à la libération des femmes. Une Femme de Sibilla Aleramo est un émouvant témoignage qui a prouvé dans les années 1906 que les femmes aussi font avancer l’Histoire.

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