Un Souffle de vie (pulsations)
Clarice Lispector
Traduction du portugais (Brésil) par
Jacques et Teresa Thiérot.
Edition « Des femmes-Antoinette Fouque » (novembre 2018)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Un Souffle de vie (pulsations), ouvrage original à l’écriture novatrice, est un livre posthume, un livre testament de Clarice Lispector, achevé à la veille de sa mort en 1977, traduit en français par Jacques et Teresa Thiérot avant d’être réédité en novembre 2018 par les Editions « Des femmes-Antoinette Fouque ».
Dans un récit à la première personne, un écrivain dont nous ne savons quasiment rien, qui a « peur d’écrire », qui a « peur du piège des mots » s’interroge, propose des fragments de réflexion sur la création littéraire, sur les mots et leur force, sur la notion de personnage romanesque, sur la vie, la mort, Dieu, la foi. Il plonge au plus intime de ses émotions, de ses ressentis, de ses questionnements. Pour aller au cœur de cette introspection, il crée un personnage, Angela Pralini, (« J’ai choisi de me mettre en scène avec mon personnage – Angela Pralini – afin de pouvoir peut-être, à travers nous, comprendre ce manque de définition de la vie. ») avec qui il dialogue. Leurs voix se répondent, se chevauchent, s’opposent, s’analysent, se critiquent incarnant les différentes facettes du narrateur. Ces dialogues concrétisés par la mise en page, – espèce de dialogues théâtraux dépourvus de verbes introducteurs et d’informations données sur la manière dont les personnages s’expriment, – se juxtaposent, se lient, se délient, se coordonnent, s’enchaînent comme le prouvent dans l’exemple suivant les points de suspension de la phrase inachevée de l’Auteur, s’arrêtant sur la conjonction de coordination « et » reprise par Angela : « L’AUTEUR. (…) Je m’utilise et … / ANGELA. … et je vois tout selon des perspectives nouvelles (…)». L’un et l’autre rebondissent sur un mot, sur une idée de l’autre pour les infirmer ou les confirmer, s’y opposer ou bien esquiver habilement.
Angela, la créature de l’Auteur n’est qu’un être de papier. Ce sont les mots qui la font exister : « Angela va du langage à l’existence. Elle n’existerait pas s’il n’y avait pas de mots ». Nommée, elle accède à l’existence. Etre complexe, elle est pétrie de contradictions : « Angela a en elle l’eau et le désert, peuplement et solitude, abondance et manque, peur et défi. Elle a en elle l’éloquence et l’absurde mutisme, la surprise et l’ancienneté, le raffinement et la rudesse. Elle est baroque ». Ne concilie-t-elle pas les inconciliables de la personnalité de l’Auteur en en révélant des aspects cachés ? Ne matérialise-t-elle pas une espèce de dialogue entre le conscient et l’inconscient aboutissant ainsi à une création littéraire originale ? Angela exprime ce que l’Auteur n’ose pas dire : « « Est-ce que j’aime Angela parce qu’elle dit ce que je n’ai pas le courage de dire parce que j’ai peur de moi-même ? ». Elle est la concrétisation de sa conscience déchirée, son double féminin : « nous nous ressemblons ». Sous leur apparent dialogue se révèle un monologue intérieur riche et fort, parfois contradictoire, le monologue intérieur de l’Auteur : « Angela et moi sommes mon dialogue intérieur – je converse avec moi-même ». Des images, des métaphores concrétisent les sensations, les émotions, les ressentis de ce duo emportant le lecteur dans un univers poétique souvent mortifère.
De nombreux passages de l’ouvrage sont en effet poétiques. Bien que le texte soit traduit, la féérie transfiguratrice de l’écriture de Clarice Lispector fait entrer le lecteur dans un monde enchanté. Angela devient bijou précieux et éblouissant, objet fragile comme le cristal, dur comme le diamant, chaud comme le soleil : « Angela est or-soleil, est diamant-scintillant, est cristal-miroitant (….) Elle est une cascade de pierres précieuses ». Sons, mouvements légers et vaporeux, finesse et délicatesse, « Angela est le tremblement vibrant d’une corde de harpe après qu’elle a été touchée », font par moment d’Angela un être séraphique. L’écriture s’envole légère, fluide et esthétique : « Angela a un diadème invisible sur sa coiffe. Des gouttes brillantes de notes de musique ruissellent sur ses cheveux ». Les gouttes d’eau deviennent notes de musique, substance impalpable, art du temps. Elément liquide et sons se mêlent harmonieusement dans un mouvement continu. Toute une impulsion visionnaire emporte de temps à autre l’écriture. Mais dans ce monde de beauté, la finitude aussi s’impose.
La mort hante l’Auteur et Angela, (« Je suis toujours vivante quoique au bord de la mort ») renvoyant en miroir les angoisses de l’écrivaine, Clarice Lispector malade, qui sent sa mort prochaine. Toutefois derrière la mélancolie et la « saudade » constamment présentes, la beauté de la vie s’impose ainsi que la confiance en l’Eternité : « (…) la vie après la mort (…) elle existe, mais je n’ai pas la possibilité de savoir sous quelle forme cette âme vivra ». A l’écoute de leurs sentiments, de leurs émotions, observateurs du monde environnant, l’Auteur et Angela tentent de donner une définition de leur conception de la vie.
L’écriture apparemment spontanée de Clarice Lispector s’ouvre sur des mouvements d’exploration littéraire et poétique. C’est une œuvre porteuse de nouveauté et d’avenir. Clarice Lispector soulève la question du personnage romanesque qui échappe à son créateur. Le personnage est fabriqué à partir de différents traits pris ça et là à des personnes réelles, imaginées, à l’auteur. Le personnage est toutes les vies possibles de son créateur à qui l’écrivain tente d’insuffler la vie, d’où entre autres, le titre, Un souffle de vie (pulsations). « Dans chaque mot bat un cœur », vibre la vie. L’écrivain façonne progressivement son personnage. Au début de l’ouvrage, Angela n’a pas encore vraiment de consistance, ne dit-elle pas, « je me tourne vers mon riche néant intérieur (…) je me cherche dans mon grand vide (…) Je suis un pâle reflet d’érudition » ? Nous sommes loin du roman réaliste méthodique français dont la référence est Balzac avec ses personnages précisément décrits, ancrés dans le réel. Nous sommes plus proches de Joyce, Woolf, Döblin, Sarraute avec double monologue intérieur, ou bien du surréalisme avec des images déconcertantes : « Entre-temps, sur la table nue, la tranche hurlante de pastèque rouge » et des « phrases décousues comme dans le rêve ». L’écrivaine plonge le lecteur dans une écriture biaisée qui oscille entre le jeu littéraire, le langage maîtrisé et le silence.
Avec Un souffle de vie (pulsations), Clarice Lispector remet en cause la conception du roman. Elle propose une nouvelle forme d’écriture et une nouvelle forme romanesques. Son Auteur s’interroge sur l’écriture et tout ce qui l’entoure. A travers un récit dialogique, l’écrivaine rend compte du rôle de l’inspiration, de l’imagination. Ecrire, c’est comme si le subconscient, le double de l’auteur, se mettaient en branle. Il faut alors saisir ce double, le mettre en mots. L’œuvre dépasse l’écrivain, elle est plus forte que lui. Ecrire répond à un besoin impératif pour l’Auteur : « Ma vie me veut écrivain et donc j’écris. Ce n’est pas par choix : c’est un ordre intime, impérieux » et peut-être aussi pour l’écrivaine.
L’ouvrage original de Clarice Lispector, novateur lors de sa parution au Brésil, l’est encore pour le lecteur français du XXIe siècle souvent habitué à une narration classique. C’est un véritable plaisir de s’immerger dans ce sublime ouvrage où l’écriture et les personnages se mettent constamment en abyme.
Merci, Annie pour cette note sur ce livre testament de Clarise Lispector. Voilà un auteur, dont l’écriture est merveille d’introspection contenue dans l’eau, toujours pure de récits qui tiennent debout comme des vases tournés par les mains d’un potier expert. Clarise Lispector, à chaque lecture, me donne uns leçon de style, une perfection vers laquelle tendre ! Je ne manquerai pas de lire « Un souffle de vie ».
Merci chère Carmen pour ce beau commentaire.