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Un monde de mots

4/06/2012 | Livres | 0 commentaires

 

Un monde de mots. John Florio, Traducteur, Lexicographe,    Pédagogogue, Homme de Lettres.    
Anne Cuneo      
Bernard Campiche Editeur (2011)

 

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

 

 

 

  Un-monde-de-mots.jpg  D’emblée le lecteur d’Un monde de mots  a l’impression de feuilleter l’ouvrage original de John Florio, italien par son père, anglais par sa mère,  quand il s’empare de l’objet livre d’Anne Cuneo, espèce de mise en abyme du dictionnaire éponyme anglais/italien du traducteur/lexicographe. La calligraphie ancienne, le portrait à l’encre du héros, la reproduction de la couverture de ses mémoires, tout ce goût de la mise en espace, du  jeu de la mise en page,  de la poésie du graphisme semblent donner à voir et à toucher la première édition imprimée de la Renaissance.  Les titres des têtes des  principaux chapitres, sortes de sommaires, se présentent sous la forme de phrases à la même structure syntaxique archaïsante,( « Dans  lequel des hommes courageux sauvent un moine « hérétique » juste avant qu’il ne soit brûlé vif par l’Inquisition et l’emmènent en Angleterre » ou « Dans lequel le petit John devient Giovanni, dit Gion, et vit une enfance heureuse dans le village de Soglio, aux Grisons ») résumant brièvement les événements à venir, survivance des titres des  chapitres d’écrivains du passé comme Voltaire, (« Comment  Candide fut élevé dans un beau château et comment il fut chassé d’icelui »), Cervantes  («Où l’on raconte mille  babioles aussi impertinentes que nécessaires  à la véritable intelligence de cette grande histoire » ou plus proche de nous Gaston Leroux (« Où apparaît pour la première fois Joseph Rouletabille »)

 

    Après le  bref récit de l’histoire que le père de John, un moine torturé par l’Inquisition,   aurait pu relater lui-même : « Voilà, à n’en pas douter, comment cet extraordinaire conteur qu’était Michelangelo, mon père, aurait couché sur le papier ses aventures de moine évadé » succèdent les lettres  manuscrites que le  héros écrit à son petit fils, puis sa biographie qui se transpose vite en autobiographie, l’unique occurrence du pronom sujet « je » impliquant le discours de Florio. Les multiples références chronologiques, spatiales, historiques prouvent qu’il ne s’agit pas d’une fiction mais de la vie réelle de John Florio. Les confidences relatives à sa personne, à sa famille, à ses amis et à ses contemporains sont multiples. Le récit est ancré dans l’Histoire et le réel. La démarche historique se confond avec l’analyse introspective du narrateur, témoin de son siècle, et avec son travail de recherche.  A l’Histoire se mêlent l’anecdote, la vie quotidienne de John Florio et ses difficultés. Il  traverse une série d’épreuves : sa mère meurt lorsqu’il a dix ans, puis sa fille tant aimée, son épouse décèdent,  la peste sévit, les hostilités inter religieuses éclatent : « aux frontières de la Bourgogne, on se battait entre réformés et catholiques », les papistes « mettent l’Europe à feu et à sang au nom de la religion de Rome ». Le moi intime de Florio, sa vie familiale et sociale, sa philosophie de l’existence, se mêlent aux nombreuses références à son travail. Alors que l’écriture était considérée comme vaine au XVIe et au  XVIIe siècle, que l’homme du livre et de la plume était méprisé,  Florio,  humaniste complet,  érudit  fin, cultivé, entretenant un rapport quasi charnel avec les livres,  amoureux des humanités et du langage, effectue des compilations, recherche les mots savants et populaires  (« J’ai ainsi  amassé le vocabulaire des charpentiers et celui des gens de théâtre… ») afin de rédiger un dictionnaire utile dans la vie quotidienne. Conscient de la difficulté de la traduction qui n’est pas une simple reproduction fidèle du texte original mais une interprétation, une adaptation (« Notre pensée sera toujours plus précisément exprimée dans une langue qui nous est familière »),   il entre dans toutes les mentalités. Passeur, il permet au lecteur d’accéder à la voix de l’auteur : « « Il faut qu’on s’installe dans l’esprit de l’auteur, pour le comprendre, et pour faire en sorte que le lecteur auquel on va rendre intelligible sa voix originale saisisse l’esprit autant que la lettre de son texte » (…) « par rapport à l’original, un texte  traduit n’est rien sinon ce que le dessin est à la nature, le portrait à l’original, l’ombre à la substance ». Il   travaille par fiches, accroît sa culture et son expérience en lisant de nombreux ouvrages anciens et contemporains,  assiste à des pièces de théâtre,  échange avec des artistes, des écrivains, des nobles, des roturiers, des bourgeois, des marchands… Il rencontre Shakespeare,  Montaigne, « Michel Eyquem », dont il traduit les Essais en anglais, s’occupe des enfants de la reine d’Angleterre. Il enseigne  par le détour, conversant avec ses élèves en se promenant : « il paraît que vous enseignez l’italien de telle sorte qu’on l’apprend sans s’en apercevoir ». Sa méthode d’apprentissage repose sur « la disputatio », débat oral et rhétorique médiéval,  mais  elle est aussi très nouvelle  car l’aspect ludique l’emporte et surtout il s’agit d’apprendre des langues vernaculaires comme le français et  l’italien.

 

    John Florio retrouve et réunifie son identité mutilée dans la rédaction de son lexique italo/anglais, dans ses traductions, soucieux d’être « un pont (…) avec un pied sur chaque rive, un intermédiaire entre l’Italie (ce que j’en savais, ce que j’en ai appris) et  l’Angleterre, qui est vite devenue ma vraie patrie ».

 

    Un monde de mots est un ouvrage nourri d’une érudition édifiante. Le contexte de la recherche et de l’édition de l’époque est expliqué avec précision, montrant le rôle des mécènes, des commanditaires, des princes. Le délire religieux qui emporte le XVIe siècle  est dénoncé : « Les catholiques ont décidé de massacrer les huguenots, et depuis deux jours ils tuent, ils tuent sans arrêt. Cela a commencé à Paris le jour de la Saint-Barthélémy… »).  Et surtout John Florio, homme cultivé, aux travaux novateurs,  mais peu connu, discret,  qui refuse de devenir un homme de cour, est enfin estimé  à sa juste valeur. Du  père caché sous le fumier, c’est-à-dire la pourriture, la mort, « chargement qui ne donnerait à personne envie de fouiller »,  pour échapper au bûcher, nait la vie : un homme de génie, John Florio,  et « deux « fruits » grandioses que sont son dictionnaire et son Montaigne ».       
   L’ouvrage d’Anne Cunéo est une  mine d’or tellement inépuisable  que  nous ne pouvons en donner que quelques éclats. Au lecteur d’en découvrir l’indicible richesse.

 

 

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