Un jour j’irai à Sagres
Nélida Pinon
Traduit du portugais (Brésil)
par Didier Voïta et Jane Lessa
Des femmes Antoinette Fouque (2022)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Dans Un jour j’irai à Sagres, Nélida Pinon plonge le lecteur dans le flux de conscience, – une conscience mélancolique en proie à la culpabilité -, et les souvenirs de Mateus, « né au XIXe siècle, dans le nord du Portugal ». Dans de constants allers-retours temporels, le lecteur suit Mateus, « peu doué pour la joie », de son enfance à sa vieillesse, de sa vieillesse à son enfance. Son grand-père aimant (« grand-père qui a été le seul à m’aimer ») et aimé, sa mère détestée et méprisée hantent ses pensées et orientent ses choix, sa vision du monde et de la vie.
Un roman d’apprentissage
Un jour j’irai à Sagres est un roman d’apprentissage où le personnage principal évolue à la faveur du temps qui passe et de l’expérience. Mateus, prénom que son grand-père lui a donné « en souvenir de l’apôtre », est un picaro qui, au décès de son aïeul, « un homme sage » bien qu’illettré, quitte son petit village, « près de la frontière espagnole », près du fleuve Minho, force séductrice, attrait vers l’ailleurs, pour aller à Sagres, lieu rêvé, puis parcourir le Portugal, le monde, avant de finir sa vie à Lisbonne. Personnage pauvre que « la vie (…) a saigné », petit fils de paysan, il ne pourra compter que sur sa faculté d’adaptation, son imagination (« Je suis dérouté par les excès de l’imagination, elle m’a pourtant toujours prodigué ses fruits ») et ses connaissances pour s’adapter à tous les hasards rencontrés sur son chemin. Mateus est déterminé par le début traumatique de sa vie, enfant de la honte, abandonné à sa naissance par sa mère, « notoirement putain », marqué par l’enseignement de son instituteur Vasco da Gama, au nom symbolique, signe de prédestination, incitation au voyage. Les connaissances transmises par le maître lui font suivre les pas de l’Infant Dom Henrique, personnage mythique, longtemps idéalisé, vénéré, tout à la fois réel et irréel, qui hante ses pensées, son imagination, ses rêves, ses fantasmes. Partir pour aller à Sagres, leitmotiv habitant son esprit, concrétisation de sa préoccupation essentielle, rythme son récit mélodieux et cadencé. Puis arrivé à Sagres, progressivement lieu de désillusion, Mateus prend conscience que l’Infant tant admiré, tant rêvé, n’est pas vraiment l’homme exceptionnel imaginé : « Y a-t-il encore quelqu’un qui se souvienne de l’Infant que l’ambition, je le découvre maintenant avec désolation, a transformé en trafiquant d’esclaves noirs ? ».
Roman de forme autobiographique
Dans ce roman de forme autobiographique où le protagoniste se confie « au crépuscule de (sa) vie », à la première personne du singulier, suivant le fil de ses pensées, de ses souvenirs, de ses émotions, présent et passé se tricotent dans de nombreuses digressions, donnant à lire la complexité de son être dans une véritable jubilation narrative, malgré les constants doutes du narrateur sur sa capacité à raconter et à se raconter, lui qui n’est pas instruit, qui n’est ni écrivain ni poète : « Je n’ai pas hérité d’une once du cerveau de Camoes ». Il narre les lieux parcourus à travers ses souvenirs culturels, les textes poétiques comme ceux de l’éloquent Camoes lus ou entendus, l’histoire de personnages historiques. Il substitue parfois à la réalité le rêve de la réalité passée et présente, habitant ainsi poétiquement la vie et le Portugal.
L’amour pour les animaux
Comme son grand-père, il aime les animaux : « La dévotion que portait mon grand-père aux animaux se manifestait tout au long de la journée », qui le consolent des décevants humains, « une famille de prédateurs oublieux de leur condition mortelle ». Dans l’ouvrage, les animaux humanisés porteurs de prénoms destinés aux hommes procurent à Mateus la tendresse que ne lui donne pas son entourage : « Antonia » la brebis, considérée « comme un membre de (sa) famille », qui lui a « donné son lait comme si elle était (sa) mère », « Jésus », son âne « bien-aimé, (son) frère », le seul qu’il ait eu, « dont le nom suscitait l’étonnement », son chien rencontré par hasard, « surgit de derrière les buissons », baptisé Infant, devenant son compagnon de route, son frère lui aussi, lui apportant « l’illusion du souffle de l’amour ». Les animaux brisent sa solitude et lui procurent la douceur et la tendresse que les humains ne lui accorent pas.
Les rencontres
Autour de Mateus, mis à part son tendre grand-père puis à la fin de sa vie Amélia, les êtres généreux et solidaires sont peu nombreux. Mateus rencontre cependant, à Sagres des hommes bons, Ambrosio, le bouquiniste qui l’initie au «secret pour vivre chaque jour », élargit ses connaissances (« Ambrosio (…) étendit mes connaissances ») l’ouvre aux mystères du Portugal. Nuno, le tavernier, qui lui offre du travail et le couvert. Surtout il fait la connaissance de Leocadia, la nièce de la riche et méprisante Mathilde « à l’esprit rusé » pour qui il travaille parfois. Il aime soudainement (« J’ai aimé Leocadia dès que j’eus posé les yeux sur elle la première fois sur le parvis de l’église » ) la jeune femme, en fauteuil roulant, inaccessible et indifférente, à la beauté éthérée et diaphane, figure virginale, espèce de madone intouchable et interdite, objet de contemplation indirect, au corps masqué (« Protégée par sa tante qui couvrait son corps de lourds vêtements, en plus du châle »), arraché à la matérialité et à la contingence, qu’il ne peut que regarder à la dérobée : « Ma récompense consistait à apercevoir du coin de l’oeil Leocadia, qui en retour ne me prêtait aucune attention ».
Un rapport ambivalent avec les femmes
– Leocadia
Mateus entretient un rapport ambivalent avec les femmes. Brûlé par la sensualité, la force de ses désirs et par sa jouissance violente considérés comme péchés, refusant sa mère jugée indigne, il rejette la femme, symbole de la faute et du mal liés à la chair perçue négativement (« la pourriture de la chair »). Il n’existe que deux types de femmes pour lui, la prostituée ou la vierge : « En criant son nom plusieurs fois, Leocadia, Leaocadia, en même temps que celui de ma mère, Joana, j’enlace les deux, la sainte et la putain ». Leocadia représente la vierge inaccessible, l’amour impossible dans l’univers de la faute, du péché de Mateus. Tout un lexique religieux, évangélique, biblique habite ses propos, ses pensées et colore, pas toujours positivement, la vision de la vie, de la sexualité, de ce pécheur torturé par la culpabilité. Mais Amélia arrive, protectrice de son corps et de son âme puisque c’est à elle à qui il confesse sa faute.
– Amélia
La vieille Amélia, femme orientale stérile, discrétion incarnée (« Amélia qui se coule dans la pièce pour que je ne remarque pas sa présence »), est la synthèse bien malgré elle de la prostituée et de la vierge, volée toute jeune à sa famille, violée, maltraitée. Agée, privée de séduction immédiate, elle ne représente plus un danger pour Mateus. Elle trouve même grâce à ses yeux. Mateus éprouve en effet progressivement de la tendresse, de l’admiration pour cette femme nourricière discrète, (« elle m’avait secouru chaque matin avec sa nourriture et sa gentillesse ») dont la voix « était la flûte d’un berger réfugié au sommet d’une montagne de l’Argolide, entouré de brebis ». Au contact d’Amélia, la vision de la vie de Mateus devient positive, lumineuse (« Amélia est la lumière du jour. Je sais que je suis vivant grâce à elle »). Amélia lui donne la vie que sa mère n’a pas su ou n’a pas pu lui donner et surtout elle lui accorde son écoute et « son jugement bienveillant et régénérateur ».
Réel et imaginaire
Fasciné depuis sa tendre enfance par l’Infant Henrique, parti en quête d’un rêve, Mateus exilé, déraciné loin de son village, est hanté par le Portugal, sa culture, son Histoire, écartelé entre la honte du colonialisme et la fierté des conquêtes lisitaniennes. Son récit «à bâtons rompus » est partagé entre réalisme – avec les jeux sociaux, le côtoiement de la richesse et de la misère, l’exploitation des pauvres par les riches (« l’ostentation des riches, les façades somptueuses des maisons de maître me disaient que leurs coffres se remplissaient avec l’argent produit par notre labeur »), le colonialisme, l’esclavage, les problèmes politiques, les tragédies avec le tremblement de terre de Lisbonne, punition divine pour certains, le rôle de la sexualité – , et imaginaire donnés par les mots, ces mots tellement importants pour le grand-père et le petit-fils amoureux de la langue portugaise. Les mots, véhicules de l’Histoire, de la poésie, de la culture, mais détenteurs aussi de dangers selon leurs utilisateurs : « J’ai appris tout au long de ma vie que le verbe est ce que nous en faisons. Et il recèle la plupart du temps de telles erreurs que nous tuons en son nom ». Ces mots emportent le lecteur dans la complexité de l’univers intérieur du narrateur, dans son voyage tout à la fois réel et onirique, dans le bercement de leur rythme musical et poétique faisant oublier qu’il s’agit d’une traduction.
Nélida Pinon, sortie avec brio de son enveloppe physique et psychique en devenant homme le temps de l’écriture, propose un ouvrage original et dense peignant à travers la fiction l’Histoire du Portugal depuis le XVe siècle et faisant découvrir indirectement « l’odyssée poétique de Camoes ». Dans Un jour j’irai à Sagres, légende et Histoire, rêve et réalité, voyages réels et voyages fictifs, univers extérieur et univers intérieur se mêlent dans un flux de paroles faisant naviguer le lecteur dans un Portugal tout à la fois réel, poétique et mythique davantage recrée par le souffle puissant de l’écriture que décrit.
Autres ouvrages de Nélida Pinon :
– Mon livre d’heures
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