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Un bouquet de coquelicots

4/01/2014 | Livres | 1 commentaire

 

Un bouquet de coquelicots
Marianne Sluszny       
Editions de la Différence (2014)

 

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

 

    Un bouquet livre.jpgUn bouquet de coquelicots : ce  titre,  poétique, esthétique, symbolique, sertit le livre-tombeau de Marianne Sluszny pour  donner voix à de jeunes soldats et à de jeunes femmes   à jamais oubliés. Les coquelicots « fleurissent les bords de l’Yser », transformant le paysage en véritable tableau. Ils sont  le symbole de la beauté éphémère de la vie, la  fleur du souvenir, l’allégorie rouge sang de toutes les jeunes existences brisées, fauchées au combat il y a  cent ans : « (…) des champs de coquelicots, ces fleurs d’un rouge carmin au cœur noir dont la vie est aussi éphémère que l’existence d’un homme ». Cette fleur fragile et belle  ouvre la première nouvelle et clôt la dernière devenant « tissu rouge avec un cœur de fil noir ». Elle ancre d’emblée l’ouvrage dans le réel et son évanescence avant de plonger le lecteur dans l’Histoire de la guerre de 1914  en Belgique, à Namur, Malines, Bruxelles, Anvers… Tous les personnages fictifs, hormis  Albert Kudjabo, sont traités de façon réelle, enracinés dans une  terrible réalité mortifère.

    Dans une lettre,  puis  dans des nouvelles proches du journal intime, (toutes commencent par le même type de phrase déclarative : « Je suis né le 19 juin 1893 », « je suis né en 1912 », « Je suis née  le 16 octobre 1895 »…) des narrateurs multiples, un mort, un instituteur, un pigeon, un Congolais, une infirmière,  évoquent leur vie, leur ressenti tout à la fois subjectif et  réaliste, donnant à vivre au lecteur les horreurs de la guerre à travers leur  propre culture, leur  personnalité, leurs goûts. « Les dents éparpillées sur la glèbe » font penser au musicien « au clavier d’un piano pulvérisé par un tremblement de terre ». C’est à travers le  lexique, les métaphores, les expressions figées liés aux  volatiles (« j’ai vite senti que l’envahisseur était un oiseau de mauvais augure »,  « je me retrouvais respiration et ailes coupées », « Max a défendu notre cause bec et ongle ») que le pigeon s’exprime.

    Chaque nouvelle délivre un regard singulier sur la guerre et chaque regard aboutit au même constat : le bruit assourdissant des bombes, des hurlements de douleur et d’horreur :  « un tumulte infernal », « un fracas brutal »,  « les cris de peur et les hurlements des blessés »,  puis le cri suprême réduit au silence comme dans le tableau de Munch (« A cause de l’effet de loupe, je ne voyais plus que le ciel embrasé, couleur de sang, et la bouche grand ouverte et grimaçante du personnage dont ne s’échappait aucun son »),  un monde qui se délite, se désorganise : des « villes détruites,  (des) villages en ruine, paysages éclatés et partout de pauvres hères, petits, moyens, grands, fuyant la mitraille, les massacres, les persécutions (…) », la faim, le froid, la saleté, la boue, le sang, la mort, l’horreur des corps morcelés : « s’extirper de l’abri, contempler le cloaque et, le cœur au bord des lèvres, tétanisé d’effroi et tremblant d’angoisse, prendre un crâne en main ou une jambe sous le bras »  afin de les ensevelir. De jeunes  êtres de toutes classes sociales, des plus humbles aux plus favorisés,  sont plongés en pleine apocalypse, pris au piège d’une guerre  qu’ils n’ont pas choisie : « la guerre a décidé pour moi », innocentes vies fauchées avant d’en avoir connu les plaisirs et les joies. La guerre est arrivée comme une fatalité leur interdisant tout bonheur. Aux horreurs inconcevables de cette guerre s’ajoute ensuite dans « les mois qui suiv(ent) l’armistice (…) les règlements de compte » contre de pauvres femmes qui ont vendu leur corps  à l’ennemi afin de nourrir leurs enfants alors que les femmes dites convenables continuent à être respectées malgré la trahison d’un voisin ou d’un proche : « La populace dégoulinait d’exécration, oubliant que des femmes bien convenables avaient dénoncé des opposants pour quelques sous, un poulet ou un paquet  de beurre, la promesse d’un moment d’autrefois contre un acte incivique qui avait expédié plus d’un patriote à la potence ».

    Ces nouvelles, d’un réalisme cru et brutal,  fondées sur le réel,  relèvent tout à la fois d’une volonté d’observation, de transmission, d’édification. Elles témoignent d’une guerre cruelle et sordide que nous ne devons pas oublier. Elles  sont aussi de vibrants et émouvants appels à la paix, montrant la cruauté, l’inutilité, l’aberration des guerres d’hier et d’aujourd’hui, dénonçant l’utilisation des armes chimiques, « le chlore qui asphyxiait les voies respiratoires et détruisait les poumons et le gaz moutarde qui brûlait la peau, les muqueuses et les yeux jusqu’à les rendre aveugles »  et « les armes chimiques (…) qui font des ravages atroces dans la guerre civile qui déchire aujourd’hui la Syrie ». Ces nouvelles ne sont donc pas de simples témoignages réalistes, ce sont aussi des méditations éthiques sur les souffrances infligées par toutes les guerres. L’esthétique apparaît malgré tout dans ce lyrisme tragique avec les sensations qui se bousculent,  les odeurs, les sons, les couleurs, les comparaisons poétiques prouvant la beauté de la Vie (« C’était un monde en soi, avec les nuages qui filaient, comme des danseuses, happés par le vent du nord, frayant un passage, selon un angle toujours différent, aux éclats du soleil »).  Même de petites notes humoristiques  perlent à la faveur par exemple de la chute de la nouvelle « Echo », prénom du pigeon qui conclut «Je me suis fait pigeonner ».  Marianne Sluszny réussit à introduire la beauté et la tendresse dans l’horreur, avec Emile en l’occurrence qui « revenu de la guerre (…) avec au fond des yeux l’expression de ceux qui en ont tant vu qu’ils n’en parleront jamais » prend son épouse infidèle qualifiée de « femme à Boches » dans ses bras et « netto(ie) son visage » souillé par la populace haineuse. Le pardon se manifeste, bouleversant,  dans toute sa générosité et son humilité.

    Marianne Sluszny qui « a compulsé pendant trois ans les archives de la Grande Guerre »,  en donnant la parole à tous ces jeunes gens valeureux, leur  rend un vibrant et émouvant hommage et leur permet d’accéder  à l’immortalité dans l’esprit et le cœur des lecteurs. Elle dépose avec sobriété  et élégance un bouquet de coquelicots sur leur tombe.

1 Commentaire

  1. jtr

    bonjour Madame,
    Je crois savoir ce qu’est la douleur d’avoir perdu un proche dans cette terrible guerre. Ma mère me parlait souvent de son père, mort dans de bien pénibles souffrances longtemps après la guerre, ses poumons ayant été abimés par les gazs.
    La barbarie des Hommes est malheureusement une constante et restera comme telle jusqu’à l’extinction de l’homo homo sapiens ; quel désastre !

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