Tumulus
Carmen Pennarun
Editions bleu d’encre (2023)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Au-delà de la perception
Tumulus, un titre surprenant et révélateur ! Le tumulus, tertre artificiel élevé au-dessus des tombes, est témoin et protecteur des défunts toujours présents en chacun des vivants, dans leur esprit, leur coeur et leurs cellules. Ce titre et ses connotations se déclinent dans les mots de tous les poèmes du recueil de Carmen Pennarun : « cromlech », « les demoiselles de Cojoux », « les mégalithes », « les menhirs », « les cairns »… Des mégalithes grandioses, venues des millénaires qui continuent à vivre, symbole ambivalent du mortuaire et de la pérennité. Chez Carmen Pennarun dont le regard va au-delà de la perception, chaque parcelle de vie contient en suspension le monde depuis ses origines, dans une espèce de mémoire collective inscrite dans la terre, les cellules (« La mémoire de toute vie est inscrite / dans nos cellules »), le conscient et l’inconscient.
La richesse de l’écriture
Jouant avec les mots («l’ose ange», «son unique pierre d’ange», «l’eau rage»…), lançant des clins d’oeil linguistiques teintés d’humour («des myosotis / qui ne s’oublient jamais»), donnant naissance à des néologismes esthétiques ( «ma pensée sève au vent»,«ils s’étoilent», «un fil de soi sur la toile de la vie»…), jonglant avec les figures de style, les périphrases imagées et émouvantes («mes larmes de ciel», «nos amis enracinés», «le lait des abeilles»…), la mise en espace du texte avec des calligrammes, concrétisation du signifié (dans Orage de juin, Sérénité), abandonnant les contraintes de la versification et de la ponctuation, tricotant vers longs et vers courts, glissant ça et là distiques (« la clavicule de l’ange donne une chaire / à chacune des voix de l’âme du monde »), haïkus (« dans la flaque du verre/ un poème a pris vie à l’envers // je lance ma ligne »), fragments en prose, Carmen Pennarun donne naissance à des poèmes originaux créateurs d’effets de surprise, délicatement lyriques, tournés vers le descriptif, le narratif, l’expressif, concrétisation de sa vision du monde.
Des poèmes matérialisation d’une façon d’être au monde
Ses poèmes dans lesquels elle se donne toute entière, souvent dans la douleur («écrire est un cataclysme / on n’en sort jamais indemne»), inspirés de ses ressentis, de son vécu, de ses souvenirs, du spectacle de la nature, recueillent des sensations, des émotions, des réflexions, révélateurs de sa façon d’être au monde. Ce sont les images de sa sensibilité, de ses croyances, de ses centres d’intérêts. Derrière la poétesse apparaît la femme, la fille, la mère, son amour pour la terre bretonne, les arbres, les oiseaux. Sa personnalité se tisse à sa poésie teintée d’une subtile coloration religieuse. Carmen Pennarun fait souvent appel à tout un réseau de mots et d’images aux connotations chrétiennes et évangéliques, «requiem», «bénissent», «fera rouler la pierre du tombeau», «on rapporte quelques rameaux / sans pour autant pouvoir quitter l’arche / car la colombe n’était que mirage», «cet arbre est brut / cet arbre est vrai / à la fois mère et Christ», «S’il n’y avait plus d’espoir, même pour / un baiser de Judas / ni pour un mensonge, à répéter trois / fois», «nouvelle alliance», «ange», «voix de l’âme», «offrandes», «matines», «complies»…, dévoilant sa recherche de l’essentiel, loin de toute forme d’absolu (« de sable sont mes certitudes »), croyant simplement en la Vie et en sa continuité dans l’éternité.
Une visionnaire
Carmen Pennarun emmène le lecteur dans une déambulation atemporelle sur les pas de nos lointains ancêtres auxquels nous sommes reliés (« les empreintes du semeur / d’aujourd’hui ne foulent pas / seules / le chemin de l’humanité // elles intègrent les pas anciens qui les soutiennent ». « ses mains reproduisaient /des traces qu’une mémoire caverneuse / lui dictait »). Ils vivent en nous, dans notre ADN, dans les profondeurs de notre être et sourdent non seulement sur les peintures rupestres, mais aussi dans les traits des visages, dans le moindre de nos gestes, « le visage de la femme première / se métamorphose / naissance après naissance », « et ce visage néandertalien/ qui se penche mêlant / ses cheveux / à l’ocre rouge des pigments / n’est autre que le mien // homo sapiens ». Présent, passé, futur, Terre, humanité, faune et flore s’interpénètrent en une longue chaîne ininterrompue de vie aux racines unies et imbriquées. Nous sommes tous solidaires, « intégré(s) à la danse cosmique ». La poétesse en osmose avec cette nature où le temps est aboli : « Les sensations venaient se nicher / en moi, abolissant les barrières / du temps, élargissant ma conscience. / Dans ce lieu, je faisais un / avec la nature et le site autorisait / l’esprit à pénétrer les différents / périodes de sa propre histoire », communique avec elle, écoute et perçoit ses messages et ses mystères. Tous les sens en alerte (« Regarde avec ton oreille ! »), sont communiqués dans une transposition des sensations. La poétesse, au ressenti unique, sait voir, entendre, éprouver ce que le néophyte ignore, comme les éclats de rire des cailloux personnifiés : « dans la rivière où les petits cailloux / éclataient de rire en jouant (…) », la couleur des sons (les « sons bleus », la voix « noire » du corbeau…), le soutien consolateur de l’arbre humanisé : « Je m’en vais pleurer / sur l’épaule d’un arbre ». Semblablement au jardinier, la poétesse appréhende les voix secrètes de la terre et leur beauté. Le jardinier et le poète sont des passeurs : passeurs de semences et passeurs de mots, « le poète est un gardien / de semailles / il dispense les graines anciennes / qu’il a eues en héritage / la semence longtemps / peut dormir avant/ qu’un audacieux jardinier / ne s’en empare// il apprête la terre /pour les retrouvailles poétiques », assurant la continuité du vivant. Les graines porteuses de vie, les mots, matérialisation de l’invisible, de l’ineffable, capturant l’éphémère, sont immortalisés dans le Tumulus, recueil poétique métaphorique, «le poète confie sa couvée de poèmes / au tumulus qui a su garder secrète / sépultures et offrandes durant des millénaires», se présentant parfois comme une confidence sur le plus intime, la naissance («(…) 1978, année ou naquit / mon fils aîné») ou la tragique mort d’un enfant ( «la tendresse que je ne pourrais jamais / donner à l’enfant / que je venais de perdre»), sur des souvenirs familiaux… Tout se lie dans une chaîne ininterrompue depuis les origines, «comme si le temps / dans la succession de ces instants vécus / nous était donné pour l’éternité», comme le signale ponctuation absente qui n’interrompt pas l’écoulement des mots. Les poèmes de Carmen Pennarun tissent des liens entre le passé, le présent et l’avenir, lorsque jeune fille, elle «recherchai (t) la trace de (ses) enfants pas encore nés sur Terre mais déjà si présents». Enfants tellement attendus et désirés qu’ils existaient déjà au plus profond d’elle-même. Tout s’imbrique chez Carmen, comme le dialogue arachnéen de certains de ses poèmes avec des textes écrits dans le passé : des éléments plus ou moins implicites évoquant Verlaine, («ma pensée sève au vent mauvais»), les fêtes galantes, Rimbaud, («Mes semelles s’accordent au vent», «Quand au travers de nos poches / percées s’écoulait notre âme»)…, des clins d’oeil évangéliques, des renvois à de lointains artistes : Francis Jammes, Frida Khalo, Carmen Amaya… L’intertextualité ouvre elle aussi sur l’éternité : «(…) la mémoire / est notre sanctuaire / où rien ne se ruine». Nous sommes tous habités par les différentes formes du passé.
Une humaniste
Peintre, musicienne, poétesse, Carmen Pennarun joue avec les sons, les couleurs, les mots devenus objets, incarnation du signifié comme dans Croqueuse de mots. Elle peint le réel ou plus justement l’effet produit, souvent dans de courts groupes nominaux dépourvus de déterminants, petites touches accolées à la manière d’un tableau pointilliste : « racines / que mousse courtise / avide de lignes d’eau ». Carmen Pennarun recherche l’esthétique, l’originalité, mais loin de vivre dans une tour d’ivoire, elle est consciente de la noirceur du monde : «de toute façon on n’échappe pas / à l’obscur». Ses poèmes se font l’écho de son engagement, elle n’hésite pas à prendre partie par l’emploi de la première personne du singulier, transmettant des messages humanistes. Ses poèmes bien qu’hantés par le passé s’inscrivent dans le contexte historique, social, écologique actuel. Sans s’appesantir, elle donne à voir la société contemporaine, les féminicides dans Passion et liberté, la souffrance de la Terre («la Terre épelle son mal-être / elle souffre / et ne le fait plus en silence / car elle ne parvient plus à conjurer les / mauvais sorts»), sa mort terrible et terrifiante («arbres brûlés / terres inondées / animaux morts / fonte des glaciers / secousses sismiques». Elle dit «l’aveuglement viral» des humains, critique le système social qui porte atteinte aux plus vulnérables : « Je ne veux plier / ni devant la crainte du loup / caché dans le tableau / ni devant la monstruosité / d’un système qui atteint les plus / vulnérables ou malheureux de la vie», aux fragiles personnes âgées oubliées dans les Ehpad : «(…) la cote des œuvres grimpe / sur le marché / pendant que souffrent les cathédrales / de chair / ignorées, dans les résidences». Elle refuse de se taire («pas un poème ne sera annulé»), de céder aux porte-voix de l’égoïsme et de la destruction. L’Amour et la Beauté, seuls, permettront d’échapper à la noirceur du monde : «C’est du jour qu’il nous faut envoyer / signe vers la nuit / autoriser la résurrection à travers / le hublot lumineux d’un sourire / saisir sur la table de la nuit / le baume aux essences cosmiques / qui filera une volée d’étoiles / à l’aveuglement viral». L’empathie, les étoiles, bijoux du vaste éther, la poésie, projettent des rayons de lumière joyeux et réconfortants, illuminent la Vie, («(…) parfois la vie s’éclaire d’un poème»), favorisant l’accès à «la cinquième saison» dont la «lumière jamais ne s’éteint».
Les poèmes aux fragrances bretonnes de Carmen Pennarun colorent le réel de mystère et de profondeur. Ils donnent à voir, à entendre, à méditer et font «goûte(r) la vie par le nectar des fleurs de trèfle».
Il y aurait encore tant à dire sur le recueil poétique très travaillé de Carmen Pennarun ! Aux lecteurs de le lire et surtout de le relire pour en apprécier toute la saveur.
D’autres recueils de Carmen Pennarun à retrouver :
C’est pour moi une évidence depuis bien longtemps 👌✍️📖
Une magnifique recension ! Je suis touchée que vous ayez aussi bien accueilli les mots de Tumulus. En lisant votre retour, je comprends un peu mieux le mécanisme du profond désir d’écrire qui m’anime. L’auteur ne peut le plus souvent opposer aucune résistance à cet élan qui le pousse et le dépasse, exigeant de lui une attention immédiate dans l’exploration d’une vague poétique qui nie sa liberté et le mène il ne sait où (jusqu’au dernier mot du recueil). Merci, Annie pour la richesse de votre regard.