Trois femmes dans la tourmente
Martine Pilate
Editions de la Différence (2O16)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
L’émouvant roman de Martine Pilate, Trois femmes dans la tourmente, invite le lecteur, à travers la vie de trois femmes, à revisiter l’Histoire et la sociologie de l’Italie du XXe siècle. L’existence de trois femmes d’extraction sociale différente est donnée à voir.
Avec intérêt, le lecteur suit le parcours de ces femmes de générations différentes. Anna Maria rompt avec sa famille turinoise « issue de l’aristrocratie de l’industrie » pour vivre avec Fabrizio, un beau journaliste engagé, originaire du Mezzogiorno, tué lors d’une manifestation. La jeune institutrice austère, à l’allure sévère, part alors s’installer avec son fils Gino en Calabre. A vingt quatre ans, Gino épouse Bruna, une jeune chevrière inexpérimentée de seize ans, des « campagnes reculées de la Calabre ». Veuve très tôt, Bruna, secondée par sa belle-mère, élève sa fille Graziella, soucieuse de sa réussite et de son bonheur. Mais, comme pour sa mère et sa grand-mère, la vie va confronter la jeune Graziella à la violence : « L’histoire se répétait ». La répétition entraîne les protagonistes dans le vertige de l’identitque. Cette saga, récit de filiation, récit de vies, marque une continuité familiale. Le destin semble retenir ces femmes dans ses rets. Mais malgré leurs difficultés vécues dans l’Italie du début du XXe siècle aux mentalités conservatrices, l’espoir l’emporte à la fin.
Cette histoire de femmes est aussi celle des hommes. Dans un roman qui ne se déploie pas dans une linéarité chronologique, où passé et présent se tricotent, Anna Maria, Bruna, Graziella et tous ceux qui les entourent se comprennent dans leur époque, leurs coutumes, leurs tragédies. Après le drame de la guerre, du fascisme, des conflits socio-politiques, de leurs événements obscurs, de leurs traces sur le présent, de la misère poussant à l’émigration, naît l’espoir : la reconstruction du pays, des vies, la libération lente des femmes.
Dans ce milieu méditerranéen, les femmes, souvent ignorantes, subissent les injonctions et les interdits de la société, des hommes « aveuglé ( é ) par la fatuité entretenue par des siècles de domination masculine », de pères protecteurs de l’honneur familial qui décident à la place de leur conjointe, de leur fille. Cette société valorise la virginité, gage d’un mariage présenté comme l’aboutissement d’une bonne éducation, d’une vie. Une fois sa virginité perdue, la fille est dégradée, rejetée. La famille d’Anna Maria la chasse: « Tu n’es plus notre fille et ton enfant ne sera toujours qu’un bâtard ». Le père de Gina, fille désormais perdue selon lui, puisqu’elle se retrouve enceinte hors mariage, impose à sa fille le silence : « C’est moi qui décide, fille de rien ! ( …) Elle se mit à trembler. Elle savait le sort que certains pères réservaient aux pécheresses comme elles. L’honneur était lavé dans le sang et l’impunité assurée pour les criminels ». La femme doit alors forger son destin par sa volonté, son travail, ses compétences, sa moralité, sans répondre aux sollicitations masculines. Ce n’est que lorsque l’heure de la retraite sonne, qu’Anna Maria, jusqu’alors toujours de noir vêtue, ose changer d’apparence, montrer sa féminité. Veuve très tôt, Bruna lutte quant à elle pour survivre et élever le mieux possible sa fille. Quittant le Sud pour s’installer comme couturière dans le Nord, ses repères sont bouleversés, ses valeurs modifiées. Mais elle s’adapte, résiste, vainc. Elle rencontre de nombreuses femmes qui par leur vécu, leurs expériences favorisent sa réflexion, son évolution. La lecture ouvre ses horizons : « Elle avait lu bon nombre des ouvrages de l’écrivain qui s’était penchée aussi bien sur la cause féminine que sur ‘ le ministère des pauvres’, et avait participé activement à la fondation de ‘l’Alliance féminine ‘, une association en faveur du droit de vote des femmes ». Elle évolue progressivement, murit. Elle constate que même les femmes âgées, soumises comme la mère d’Angelo ont « appris à voir les choses différemment » à la faveur de lectures féministes libératrices. La vie des femmes se transforment lentement, mais elle se transforme : Anna Maria apprend à conduire, activité rarissime à cette époque pour une femme, elle porte un pantalon : « un simple pantalon qui devenait symbole de rupture et de libération ! ». Elle devient progressivement autre. Après de longues années de veuvage, de solitude, l’amour revient illuminer les vies d’Anna Maria et de sa belle-fille. La métamorphose intérieure d’Anna Maria transfigure son apparence extérieure : « Anna Maria ne ressemblait plus à l’institutrice stricte et sévère, à ce personnage qu’elle cultivait depuis son arrivée à San Giovani ». Elle ose devenir elle-même, révéler sa personnalité, sa féminité. Elle ne représente plus seulement une fonction « la maîtresse », elle sort de l’ombre, devient une Femme libre, épanouie.
Avec une écriture poétique, esthétique, des descriptions réalistes et lumineuses, Martine Pilate donne à voir et à vivre à travers l’expérience de trois vies de femmes l’existence de femmes longtemps prisonnières d’une société gangrénée par les tabous, les préjugés sociaux, des traditions archaïques, des hommes peureux de voir leur autorité évincée. Mais avec intelligence, courage, volonté, ces femmes réussiront à s’émanciper et à s’imposer. Toutefois ne réduisons pas Trois femmes dans la tourmente à un simple reflet du réel. De la réalité sociale et historique, Martine Pilate accède à l’Art même en faisant vibrer d’une intense émotion le moindre détail du réel.
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