Toi, Ma sœur étrangère.
Algérie-France sans guerre et sans tabou
Karima Berger
Christine Ray
Editions du Rocher, 2012
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Toi, Ma sœur étrangère, titre émouvant et sublime, concrétion de l’essence du texte « écrit à deux voix » par Karima Berger et Christine Ray, donne à voir, à travers le regard de deux fillettes puis de deux adultes, la vie quotidienne pendant la guerre d’Algérie et l’Histoire de ce pays déchiré de 1954 à 1962, qui connut l’espoir de l’indépendance puis le désenchantement des années 80. Karima née en Algérie, « arrivée en France à l’âge de vingt ans » et Christine « arrivée à trois ans en janvier 1955 en Algérie », deux femmes généreuses, ouvertes, intelligentes, conscientes, le cœur encore meurtri par une guerre non dite, entourée d’un pesant silence, plongent dans un passé dans lequel elles se retrouvent.
Elles s’interrogent, se répondent, évoquant le temps révolu, leurs souvenirs, leurs coutumes familiales. Toutes deux vivaient dans deux univers séparés, par la richesse des uns, la pauvreté des autres, par une guerre indicible, « on ne dit pas la guerre », « Rien n’est dit de cette ségrégation », par l’indifférence, l’ignorance, le refus de l’Autre, un refus tellement fort, que les Algériens intériorisaient la pensée coloniale. Le substantif « arabe » devenait tabou : « le mot Arabe était tellement connoté négativement que nous ne voulions pas nous nommer ainsi ». Les patronymes étaient niés : « Les Français allaient ‘nommer ‘ leurs sujets ». Un véritable processus de déshumanisation était organisé. On privait de nombreux autochtones de leur nom en leur attribuant des initiales : « Enlever à l’autre son identité, quel crime déshumanisant ». On nommait toutes les femmes par le générique « Fatma », « diminutif de Fatima », le prénom beau et noble de la fille du prophète, en le salissant : « (…) A chaque fois que l’on m’appelle Fatima (…) c’est comme une écharde (…) c’est comme un vieux, un très antique stéréotype qui surgit dans une conversation tel un symptôme de la supériorité, un lapsus fréquent, pour moi qui me rappelle Fatma, la Fatma (l’autre façon qu’avaient les Français d’appeler leur femme de ménage. Par extension, c’était le nom pour dire le nom de toutes les femmes arabes »). De surcroît, les Algériens étaient orphelins de leur langue. Supprimer la langue d’origine, c’est vider l’inconscient culturel. Mais Karima ne refusait pas la langue castratrice, au contraire elle l’aimait et la savourait, malgré la culpabilité et la douleur de cette déchirure linguistique : « D’où me vient la langue française ? La question me ravit et me tourmente à la fois tant elle a été le pivot de mon questionnement sur l’écriture, le goût des mots, la joie de la sonorité étrangère, l’écart coupable, souvent douloureux, qu’elle a constitué avec la langue arabe, absente et pourtant rivale. » La langue française l’initiait à cet autre qui avait tenté de lui voler son identité, de la déposséder de son être.
Le jeu esthétique de l’écriture devient exercice de sa liberté. L’écriture désamorce la souffrance, l’incompréhension. Toi, Ma sœur étrangère est une réconciliation avec le passé. Après la tragédie de la guerre, il est une retombée apaisante, une signature de l’achèvement définitif de cette guerre tue, il en est son exorcisme. L’écriture conjure la déchéance de la guerre fratricide et réunit les deux sœurs : Karima et Christine, l’Algérie et la France.
Ces deux sœurs autrefois séparées, qui ont évolué dans un univers fait d’incompréhension, montrent que, malgré tout, la complicité, l’amitié, la solidarité existaient et existent toujours grâce à des femmes et hommes généreux, ouverts, respectueux de la
différence, comme « Mouloud Feraoun, instituteur, qui fut jusqu’à sa mort violente un militant de l’égalité et de l’instruction », Isabelle Eberhrdt, Pierre Claverie, « un prêtre dominicain », « Christian de Chergé » qui vivait l’œcuménisme au quotidien : « il jeûn(ait) pendant le ramadan, enlèv(ait) ses sandales au seuil de la chapelle », les moines de Tibhrine, « Léon-Etienne Duval, archevêque d’Alger (…) devenu cardinal en 1965, l’année où l’Algérie lui offrait avec reconnaissance la nationalité algérienne »« L’Emir Abd el-Kader,(…) homme des Lumières (…) combattant de la première heure de l’Algérie libre certes, puis homme d’Etat mais aussi un des plus grands mystiques de tous les temps » qui protégea les chrétiens à Damas…Toi, Ma sœur étrangère est un véritable hymne d’amour, de tolérance et d’espoir : « Peu à peu le visage du prieur m’apparaît plus clairement, un visage inquiet et rayonnant à la fois, un mystique brûlant d’amour pour les musulmans qui l’entourent. Un homme habité par ‘une lancinante curiosité’ et une invincible espérance, celle de voir un jour chrétiens et musulmans unis, dans un avenir qui appartient à Dieu ». Ce livre, véritable bain de sensibilité religieuse, révèle les liens mystiques existant entre les êtres. Il rejette toute stigmatisation, prouve que le véritable islam n’est ni une idéologie ni « une prison d’interdits intégristes ».
Karima Berger et Christine Ray, citoyennes du monde (Je suis Romaine et méditerranéenne, Grecque, Egyptienne et Phénicienne »), historiennes des mentalités y entrant sans perdre le recul, sont aussi et surtout des écrivaines et des poètes. Elles disent avec une écriture imagée et aérienne aux nombreuses métaphores, comparaisons, oxymores (« je suis la tempête et la brise, le bateau et la passagère, le silence bruit à mes oreilles ») leur éblouissement devant la beauté de l’Algérie, univers de couleurs, de parfums, de saveurs. Les sensations envahissent le texte frémissant d’amour pour ce pays : « ce pays ‘d’emprunt’, ton pays, je l’aime comme on aime le soleil et le ciel d’azur, les cyclamens de la forêt de Baïnem, les craquelures de la terre brune… ». A la faveur de la magnificence des images, l’écriture se fait l’égale du pinceau du peintre apte à faire jaillir la toile parfaite.
Dans un monde de plus en plus intolérant et violent, Toi, Ma sœur étrangère est un baume scintillant et apaisant dont on ne peut que partager l’espoir : « dans le grand tohu-bohu mondial, (le) métissage va bien finir par se réaliser (…) en dépit des extrémismes et des fanatismes de tous bords ».
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