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Saisons des feux

7/02/2023 | Livres | 2 commentaires

 Nana Howton
Traduit de l’anglais (USA) par Isadora Matz
des femmes Antoinette Fouque (2023)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

Nana Howton : Saisons des feux Un roman réaliste

 A la fin des années soixante-dix, au Brésil, deux fillettes, Smiley, quatorze ans, et Porcelaine, douze ans, pâle, fine et fragile  comme  le suggère son prénom-portrait,  retirées à leur mère alcoolique avec laquelle elles vivaient dans une maison de passe, ont d’abord  échoué dans différentes familles d’accueil avant de séjourner à l’orphelinat. Après neuf années protégées  dans cet univers clôt « des dangers du monde extérieur », malgré la faim, les « périodes où  les nonnes n’avaient pas reçu assez de dons pour les nourrir toutes et où elles allaient se coucher affamées »,  les  innocentes fillettes « inconsciente(s) de se qui se passait dans (leur) propre pays »,  sont jetées dans la réalité qu’elles découvrent dans toute sa brutalité : « Le jour où elles avaient quitté l’orphelinat, Smiley avait eu peur. Elle avait  la sensation que le diable en personne  lui caressait la nuque (…) ». Le récit réaliste de Nana Howton, dans Saisons de feux, écrit à la troisième personne, souvent en focalisation interne, donne à voir le point de vue de l’aînée évoluant au fil de son vécu, de ses expériences et du temps. Mais derrière le regard de l’adolescente, se trouve celui de l’auteure, sa compassion, son ironie, « Madame Karam avait toujours cet air de rongeur dans sa cage, assise derrière la vitre du comptoir-caisse »,  les effets d’ironie venant de cette double perception. L’intrigue de  Saisons de feux correspond à une réalité sociale  et historique réelle et précise que l’auteure, d’origine brésilienne, connaît bien et donne à voir avec virtuosité.

La violence de l’intrigue

Dans une narration où le passé, né très souvent des souvenirs de Smiley,  surgissant soudainement avec les mêmes sensations qu’elle a eues toute petite -, et le présent alternent, l’incipit de  Saisons de feux fait entrer  brutalement le lecteur au milieu d’une scène de meurtre avant un retour en arrière sur l’histoire des fillettes.

D’emblée une impression générale de violence se dégage de la lecture de cet ouvrage aux innombrables actes brutaux : cris, insultes, coups,  agressions, meurtres… Les voisins des fillettes, les Barbosa dont les deux stations de radio hurlent sans arrêt  en concomitance  se battent constamment : « Les Barbosa (…) se disputaient et se battaient sans cesse, jour et nuit (…) ».  Dans une société faite par et pour les hommes  (« il est facile pour un homme de s’en tirer dans ce monde ! »), la gent féminine, victime de harcèlement dans les rues, « Smiley tenait la main de sa sœur alors que les hommes les alpaguaient en leur envoyant des baisers bruyants et obscènes », mais aussi dans l’univers logiquement protecteur du travail, des familles d’accueil (« Elle n’était plus la petite fille indigente (…), la pupille de l’État prise en charge par des familles  d’accueil où les hommes frottaient leurs visages mal rasés dans son cou en gémissant »), est objet de convoitise, cible de violence sexuelle. Même  les toutes jeunes filles  constituent des proies pour les hommes. Les femmes, non pas considérées comme des compagnes libres et respectées, n’ont qu’une fonction sexuelle.

La violence en toile de fond

La violence, objet de l’intrigue,  est aussi,  en toile de fond, permanente et insidieuse avec la perpétuelle surveillance militaire, sa répression et les interminables champs de canne à sucre en feuLa fumée, les cendres mortifères des brûlis  survolent la campagne et la ville, leitmotiv lancinant, symbole de  la pollution (« les rayons du soleil étaient étouffés par la fumée montant des champs de canne à sucre », « le ciel était gris et de la cendre retombait sans cesse », « un figuier dont les larges feuilles vertes étaient maintenant couvertes par les cendres blanches retombant des champs brûlés »…) nocive à la santé : « Les feux l’avaient toujours affectée terriblement et cela empirait maintenant qu’elles vivaient en périphérie de la ville, plus près des champs. Elle se réveillait avec les cils collés ». La saison des feux rend les gens malades et fous comme le souligne monsieur Pedro, personnage secondaire peu présent mais cependant adjuvant dans le récit.

 Au quotidien, la violence et ses multiples visages sévit : la violence individuelle, étatique, sexuelle, sociale, économique, écologique, physique et orale et une violence insidieuse comme le chômage, la misère, la faim («la faim, la vraie, était  arrivée, un rongement dans les entrailles, douloureux et brûlant»), le racisme, l’homophobie,  la censure, la domination masculine, l’exploitation de l’homme par l’homme, la solitude épisodique des deux petites héroïnes.  Une violence totale et totalitaire ! Même les histoires que Smiley racontait aux enfants à l’orphelinat et qu’elle lit désormais à sa jeune sœur pour l’apaiser proposent des scènes violentes : « Elle raconta à sa sœur un conte folklorique sur le Saci Pereré, un jeune esclave unijambiste et diabolique, assassiné par son cruel propriétaire et revenu pour le hanter et lui jouer des tours. Il brûlait la nourriture laissée sur le poêle, ruinait les récoltes, et attachait ensemble les queues des chevaux la nuit ».  La violence est banalisée, (« Les gens étaient aussi habitués à la mort qu’à la violence »),  perçue comme normale, ancrée dans les esprits, les paroles et les actes. Elle règne partout inexorablement : « Il n’y avait pas d’échappatoire à la violence, elle était partout ».

 Un roman de formation

 Ce réel violent,  jamais commenté explicitement par l’auteure, apparaît avec naturel dans les descriptions, les échanges entre les personnages en l’occurrence entre Smiley et Juice,  le jeune, doux  et généreux militant qui rêve de mettre en place un syndicat dans la conserverie où il travaille et qui assiste à des réunions  traitant  de la planification des collectes  alimentaires,  débattant sur la littérature, sur la condition ouvrière, sur la dictature. Juice explique à Smiley le contexte présent. Ses propos, ses actions, son vécu aident progressivement l’adolescente à comprendre les conditions sociétales de son pays.  Par les expériences des personnages, les faits, le lecteur appréhende la réalité brésilienne sous la dictature. De la sorte, l’ouvrage soulève des questionnements sur la vie de la population. Il possède tout un aspect socio-politique mis en lumière par des actions, des événements. Simplement donnés à voir,  ils sont ainsi dénoncés dans une vision sans concession.  Le lecteur pénètre le Brésil et sa réalité dans leur intimité à travers le regard et le vécu de Smiley qui évolue au fil de la narration, passant de l’ignorance du danger, au ressenti de la dictature (« L’échange donna à Smiley l’impression d’un danger sous-jacent, imminent, au sein de la place elle-même, quelque chose dont elle ignorait tout, mais de bien tangible et les contours acérés se rapprochaient dangereusement de Juice »)  puis à la triste constatation,  faisant de ce roman un roman de formation. La fillette qui a quitté l’orphelinat n’est plus la même, quatre années après,  à la fin de l’ouvrage :  elle a fait différentes rencontres, s’est déplacée, a appris, évolué. Avec Juice, elle découvre l’amour, le désir, la politique, l’horreur de la dictature. Ses yeux s’ouvrent sur les injustices, d’abord simplement vécues comme lorsqu’elle et sa petite sœur ressentent la faim,  mangent les restes des familles des classes moyennes (« elles avaient déjà mangé les restes des repas  de mariage qui avaient traîné sur les tables des buffets ») puis  découvertes dans une prise de conscience amère comme en témoigne, par exemple,  l’énumération des différents mets lors de la fête chez son père retrouvé après des années de séparation, l’excès s’opposant à la pénurie   : « Smiley n’avait jamais vu autant de nourriture de sa vie, de plats débordants de poulet rôti, des saladiers de cacahuètes grillées, des salades de fruits, du yucca à la poêle, et plus encore. Cela faisait un sacré contraste avec les placard vides de leur maison jaune, et avec la frugalité de l’orphelinat où elle se battait pour être au début de la file parce que les portions diminuaient à mesure que les filles étaient servies ». Désormais, Smiley met des mots sur son ressenti. Rêvant de devenir écrivaine,  elle a toujours avec elle un carnet jaune où elle note ses observations. Cette adolescente intelligente et sensible,  protectrice et seconde maman de sa sœur cadette, se heurtant à des difficultés trop lourdes pour elle, souvent sous l’emprise de la culpabilité, a cependant confiance en son avenir. C’est un personnage tourné vers la vie, vers le futur. C’est une battante, une résistante,  une survivante comme le souligne la répétition du verbe « survivre » à la fin de l’ouvrage ( « Elle avait survécu aux dangers qui rôdaient (…). Elle avait survécu au temps dans la petite maison jaune (…) survécu à la décision stupide de suivre le type aux cheveux rouille »)  qui se clôt sur une étincelle d’espoir. Le lecteur devine que Smiley ira, comme elle le rêve, à Paris et deviendra écrivaine. Dans cette fiction, Nana Howton ne met-elle pas en scène des aspects de son passé ? La vie de Smiley  ne possède-t-elle pas, en effet,  des points communs avec elle comme peut le laisser aussi penser l’exergue « A ma sœur. La porter en moi m’a fait parcourir le monde » ?

 L’écriture de la violence

 Saisons de feux est un admirable roman réaliste tout à la fois sociologique et psychologique, montrant constamment, entre autres,  la violence régnant au Brésil. Tout un réseau d’images et de mots violents circulent dans le récit et les descriptions communiquant au lecteur une sensation de violence : « La Coccinelle démarra. Ce fut comme un coup de fouet », « Ses mots lui firent l’effet d’un glaçon dans l’estomac », « un souvenir enfoui rejaillit et l’aveugla, brûlant comme la grille des vieux fourneaux, qui devient rouge quand la flamme est allumée en dessous ». Le comparant est toujours un objet brûlant, glaçant, cinglant, tranchant, concrétisant la violence, en suggérant l’intensité. Les notions abstraites comme les sensations,  les émotions, les impressions sont aussi  très souvent transposées en images brutales. L’écriture exprime et matérialise avec force la violence.

Une œuvre littéraire

Le récit est de surcroît investi d’une valeur esthétique procurée par les descriptions très visuelles, les répétitions,  les leitmotive obsédants, le tempo de l’écriture. Des métaphores, des comparaisons concrètes  (« manches trop longues qui lui recouvraient les mains  comme des vers suspendus au bout d’une canne à pêche », « telle une taupe sortant la tête de son terrier »,    « exposé (…) comme une biche dans une prairie sans aucun bosquet où se cacher d’un chasseur », « comme si ses parents avaient récupéré des pièces détachées à différents fournisseurs pour constituer son visage »…) disent le réel en le teintant parfois d’humour et d’ironie cassant de la sorte le tragique et évitant de sombrer dans le pathos. Témoignage sociologique dense et riche, Saisons de feux  est avant tout un objet littéraire dont la subtile traduction d’Isadora Matz restitue toute la flamboyance.

2 Commentaires

  1. Nana

    À une époque où seuls ces écrivains publiés par les grands éditeurs obtiennent toute la presse, la facilité de distribution, les traductions et tous les prix, les nouveaux écrivains dépendent du soutien d’intellectuels et de critiques qui sont prêts à les lire et à faire connaître leur travail. Des sites comme celui-ci, et le courage des gens comme professeure Forest-Abou Mansour qui risquent leur réputation pour défendre leur choix de lecture sont essentials pour nous. Cet autrice en est reconnaissant. Merci!
    Nana Howton, autrice de Saisons des feux

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  2. Annie Forest

    Un magnifique livre qui mérite d’être lu, connu et reconnu.

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