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Puisque voici l’aurore

26/01/2020 | Livres, Non classé | 0 commentaires

Puisque voici l’aurore
Annie Cohen
Des Femmes. Antoinette Fouque (2020)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

Un récit personnel

image aurore.jpgPuisque voici l’aurore, un journal, un récit personnel, une mise à nu« Ecrire et écrire sans intention romanesque »  : le journal de l’écrivaine et plasticienne Annie Cohen, victime en 1999 d’un accident vasculaire cérébral, prisonnière depuis ce jour terrible d’un corps malhabile, dépourvu de souplesse : « J’ai perdu ma dextérité manuelle », « Je ne marche plus, je suis du ressort de la chaise roulante (…) Ce sont les suites de l’AVC, des régressions, des manifestations sordides, tremblements des jambes, besoin d’une canne, d’un infirmier ». Les migraines, la dépression, l’angoisse, la peur de la mort l’envahissent « Broyée d’angoisse, comme encerclée de trac, de peur, de noirceur. Le fou sentiment de frayeur qui prend à la gorge ». Dans sa vie désormais restreinte, le réconfort dépend des médicaments, de la cigarette de haschich, du cannabis, des séances de kinésithérapie, de la présence de FB, l’homme tant aimé, aidant, attentif, (« Je l’aime à m’étouffer »), et de Lola, la petite chienne.

La seule évasion vient des souvenirs d’un passé heureux, lumineux, à la « saveur de miel » et des mots.

L’évasion par les souvenirs et les mots

Les souvenirs réveillés par d’anciennes photographies, lors de séances chez la psychanalyste ou la psychologue consolent l’intime : souvenirs d’enfance, les grandes fêtes juives en famille à Sidi-Bel-Abbès. Souvenirs du temps de la jeunesse, époque du dynamisme et de la liberté : « Quand je rêve, je me revois à Isla Mujeres, un été d’allégresse. De liberté, de force à découvrir, à marcher, de bonheur simple et quotidien, nager, partager les jours et les nuits si loin de Paris et si proche d’une sorte d’équilibre ». Souvenirs lointains, souvenirs proches, souvenirs de menus moments de la vie à la saveur intense, de lieux divers : l’Algérie et sa Méditerranée , « les vagues, la plage de Staouéli sous les parasols », « l’eau verte et chaude » de Isla Mujeres, l’île mexicaine, Paris, la Bièvre, la rivière disparue enfouie sous son immeuble. Les métaphores liquides, le champ lexical de l’eau, rappel inconscient du liquide amniotique protecteur, constamment présents dans son récit : « j’avance en hurlant les phrases comme sous les eaux de la piscine », « replonger pour appréhender l’avenir », «  Voilà bien l’image de l’engloutissement », « se jeter à corps perdu dans la mer des mots »  irriguent le texte, disent implicitement le plaisir de nager d’avant l’accident et le plaisir d’écrire. Évasion par les souvenirs et les mots. Les mots mis sur les maux psychiques et physiques du quotidien. Mettre en mots la douleur physique, le ressenti, l’angoisse, la possible absence du lendemain, la folie qui s’empare de soi, l’amour extrême pour FB. Par le jeu des mots, mots concrets, brûlants et glaçants, étouffants et suffocants, (« (…) un halo d’angoisse vous assaille. (…) La boule au ventre ne se dissout pas. Elle gonfle, elle opprime davantage, elle occupe un espace circulaire (….) », « La dépression ne laisse pas sa place. Elle étouffe les veines des entrailles », « C’est plus fort que tout, l’angoisse énorme, dans les veines », « le ballon chargé du gaz noir qui pèse sur mes entrailles »), la narratrice donne à voir son esprit et son corps suppliciés et fait appel au corps même du lecteur. Outre l’empathie, l’identification, ce dernier ressent le dit de l’auteure. Les références au corps, aux sensations dominent, matérialisant les affects de la femme angoissée. Par le pouvoir évocateur des mots, l’angoisse devient palpable. Les dessins en lien avec le récit transposent picturalement son ressenti, son existence. Série Cannabisdessin à l’encre de Chine, (29 x 21 cm, Mémillon, 2013), figures schématiques aux traits fins, répétées à l’infini, est à l’image de son vécu. Ce dessin matérialise la douleur de la marche aidée ou solitaire, la répétition des mêmes pas dans un lieu réduit et borné comme sa chambre ou la cour de son immeuble.

Le passé et le présent s’entrelacent dans des allers retours désordonnés, sans liens parfois, selon les déambulations du flux de conscience. Des retours en arrière soudains, des reprises sur le présent. Un mot crée un déclic, mot pris dans sa polysémie : « Chapeau la psy, chapeau ! // Qui a ouvert le magasin de chapeaux de ma grand-mère. Chapeau ! De mariée, de deuil, de soirée à l’Opéra, bibis comiques ». La voix narrative suit son ressenti, ses sensations, ses émotions. Le souvenir de « la place de la petite bergère d’Ivry » embarque la narratrice dans une digression : la cruelle mésaventure de la petite bergère ; la vue d’un bas-relief représentant « un épisode de la légende de Julien le Pauvre » rappelle la lecture du conte de Flaubert. Les références culturelles sont toujours présentes à l’esprit et au détour d’une phrase.

L’Art, c’est la vie

Calligraphier est un retour symbolique aux origines judaïques : « Y passer ses jours, ses nuits et accomplir une Torah personnelle ». C’est une espèce de prière (« Il s’agit d’implorer le Dieu de l’écrit »), une quête existentielle. Ecrire, dessiner, c’est vivre : « J’écris pour prouver que je suis vivante », c’est faire reculer la vieillesse : « Ecrire est la garantie la plus active pour occuper le temps et éloigner la sénescence ». Ecrire, pour tenter d’estomper le regard angoissé porté sur cette vie qui mène inexorablement à la mort, non sens total, inacceptable. Mort progressive : « La femme de Isla Mujeres est morte. Celle d’aujourd’hui est tremblante d’angoisse ». Etre la même et une autre, désormais amoindrie, diminuée, écoulement du vécu concrétisé par le passage épisodique du pronom de la première personne « je » à celui de la troisième « elle » : recul, distance, dédoublement dû à un « nouveau médicament » ?

L’art est un des biens les plus précieux de la vie. Il permet de résisterLe journal d’Annie Cohen est le réceptacle de ses pensées, de son mal être, de ses douleurs physiques et psychiques qui la minent, répétées au fil des pages, au gré des jours et des nuits. L’auteure emmène le lecteur au coeur de la dépression, dans les replis les plus profonds de son esprit, de sa conscience, de son ressenti avec une écriture viscérale. Mais elle ne reste pas repliée sur elle-même, elle évoque les aléas de la société, de l’Histoire passée, les souffrances de la Shoah, et présente : « Une camionnette fonce dans la foule des Ramblas de Barcelone ». Elle est dans la vie et dans l’Art, mêlant réalité et transfiguration du réel par le biais de sa plume esthétique.

Un écrit novateur

Le journal d’Annie Cohen est novateur et original, loin du traditionnel journal en prose, daté, écrit au jour le jour. Il est journal et surtout œuvre littéraire, œuvre poétique dans son expression, sa mise en page où surgissent des poèmes en vers libres, des dessins, cris du coeur et du corps. D’emblée son titre interpelle. La conjonction « puisque » fait attendre une justification déroulée au fil des pages, « l’aurore » annonce la disparition de la nuit et un jour nouveau. Tous les mots, les figures de style, la transposition picturale de son ressenti, sont ciselés avec soin, nourris du surréalisme : « J’avais bien vu le crâne sans cheveux de cette femme planté de bougies blanches allumées. La cire coulait sur ses joues, le feu des mèches donnait la lumière au décor », de références cinématographiques, judaïques, de renvois à divers artistes comme le jardinier Le Nôtre, la sculptrice Camille Claudel …

L’écriture permet de transcender l’expérience émotionnelle. De la douleur naît l’oeuvre d’art, – pas toujours aisée à faire éclore -, et finalement l’espoir, la joie. Comme l’écriture, l’ouverture ardue de la cloison de l’appartement menant à celui d’à côté acheté depuis peu introduit sur un ailleurs positif. Après les ténèbres, au bout de la nuit, il y a l’aurore, l’acceptation heureuse de la réalité. « La vie est triomphante », point d’orgue final du journal, aux vibrations éclatantes.

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