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 Près du cœur sauvage

9/02/2019 | Livres | 0 commentaires

Près du cœur sauvage
Clarice Lispector
Traduit du portugais (Brésil)
par Claudia Poncioni et Didier Lamaison
Edition « Des femmes-Antoinette Fouque » (2018)

 

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

 

   Image près du coeur sauvage.jpg Tout comme Un Souffle de vie (pulsations)*, Près du cœur sauvage est un ouvrage original à l’écriture et à la narration novatrices. Alors qu’Un Souffle de vie (pulsations) était le dernier roman de Clarice Lispector, Près du cœur sauvage est son premier, publié en 1944, alors qu’elle n’a que vingt-quatre ans. Traduit en français par Claudia Poncioni et Didier Lamaison, il a été réédité en 2018 par les Editions « Des femmes-Antoinette Fouque ».

    Près du cœur sauvage : un titre singulier concrétion essentielle de l’ouvrage, un groupe nominal emprunté à un texte de James Joyce comme l’indique l’épigraphe de l’ouvrage : « Il était seul. Personne ne prenait garde à lui, il était heureux, tout près du cœur sauvage de la vie ». Un titre et un exergue riches de sens, annonciateurs de l’intimité profonde qui surgit de la narration discontinue de  Clarice Lispector. « Le cœur », mot polysémique, lieu des émotions, des sentiments, de l’amour, centre vital renvoyant à la nature abyssale de l’être, au siège de l’âme ;  «  sauvage », vierge de toute influence, de toute corruption, transparent, authentique, ayant conservé toute son intégrité. La narratrice tentera de s’approcher toujours davantage de l’essence de l’être dans cet ouvrage qui ne possède pas véritablement d’intrigue.  C’est avant tout l’aventure d’une écriture de la sensation, du ressenti, de l’émotion qui plonge le lecteur dans des flux de conscience, dans des introspections d’une intense densité psychologique où les contradictions se mêlent : amour et haine, attraction et répulsion, douleur et plaisir, tristesse et joie, hantise de la mort et violent désir de vivre… Le présent et le passé s’imbriquent dans ce roman du présent vécu intensément et de la mémoire vibrante de vie. Le discours et le récit, les indices personnels à première et  à la troisième personne du singulier, le pronom de la  première personne du pluriel (« Je suis fatiguée, maintenant de façon aiguë !  (…) Dormons main dans la main (…) Pourquoi était-elle si ardente et légère comme l’air qui vient de la cuisinière quand on soulève un couvercle ? ») se succèdent au fil des lignes, au gré des pages, selon la puissance des sensations, des émotions, des rêves ou le recul pris, le réveil soudain.

   L’ouvrage,  scindé en deux parties, fait tout d’abord déambuler le lecteur dans les pensées, le bouillonnement intérieur, les émotions, les sensations de Joana, fillette orpheline de mère  vivant avec son père puis avec sa tante après le décès de ce dernier. Joana est une enfant précoce, (« Son enfant va, si libre, si maigrelette et précoce… »), intelligente, dotée d’une forte personnalité. Elle intimide même sa tante de moins en moins  bienveillante à son égard, la sentant supérieure à elle : « (…) elle est toujours silencieuse, comme si elle n’avait besoin de personne… Et quand elle regarde c’est bien droit dans les yeux, en vous écrasant… ». Jeune personne solitaire aspirant à la liberté,  refusant toute forme d’emprisonnement, elle observe le monde environnant et surtout elle s’examine avec acuité.  N’aimant pas s’amuser (« Je n’aime pas m’amuser »), elle s’ennuie très vite.  Tous jouent autour d’elle et oublient de vivre : « Tous oubliaient, tous ne savaient que jouer. Elle les regarda. Sa tante jouait avec une maison, une cuisinière, un mari, une fille mariée, des visites. Son oncle jouait avec le travail, avec  un domaine  (…) De temps en temps, occupés avec leurs jouets, ils se lançaient des regards inquiets, comme pour s’assurer qu’ils continuaient à exister ».   Jouer, se divertir, pour elle,  c’est se détourner de l’essentiel  qui est  vivre intensément, sentir la moindre vibration de la vie au fond d’elle-même.  Elle se questionne, s’isole « pour trouver la vie en elle-même ». Elle laisse  ses pensées vagabonder dans sa richesse intérieure.  Curieuse, l’enfant se pose des questions d’ordre philosophique  (« Qu’est-ce qu’on gagne quand on devient heureux ») auxquelles même  son institutrice ne peut répondre. Différente des autres, elle deviendra une femme complexe aux nombreuses ressources intérieures pour qui « le rêve est toujours  plus complet que la réalité ». 

    Le langage enfantin s’impose au début  de la première partie de l’ouvrage avec des onomatopées (« La machine de papa faisait tac-tac… tac-tac-tac…. L’horloge s’est réveillée en un ding-ding sans poussière. Le silence s’est étiré zzzzzz. »), avec la vision fraîche et naïve du réel de l’enfant. Puis le passé et le présent se mixent naturellement à partir de souvenirs jaillissant de la mémoire de Joana : « (…) à peine sentait-elle qu’il était parti de la maison qu’elle se transformait, se concentrait en elle-même et,  comme si elle avait été interrompue par lui, elle continuait lentement à vivre le fil de l’enfance (…) ». A l’univers enfantin succèdent les pensées de l’adulte, de la femme mariée. Le lecteur oscille alors dans  différents flux de conscience. Joana adulte se canalise sur ses pensées, sur ses moindres sensations, sur ses souvenirs. Des analepses interviennent dans les monologues intérieurs  de la femme adulte, mariée à Otàvio.

    La deuxième partie se penche davantage sur le trio, Joana, Lidia et Otavio, un intellectuel rédacteur d’articles sur Spinoza,  bel homme partagé « entre deux maisons et deux femmes ». Marié à Joana, Otàvio est l’amant de Lidia, enceinte de lui,  avec qui il a été élevé par une cousine commune. Dans cette seconde partie, le lecteur pénètre les pensées de ces deux personnages ainsi que celles de « l’homme », amoureux passager de Joana. Ici encore, Joana revient sur son passé, se revoit dans une espèce de mise en abyme de la première partie. Son père, son oncle, sa tante, le professeur, l’histoire de la vipère, les souvenirs de l’arrivée de la puberté,  la découverte de son corps, du désir, toutes ces personnes et ces événements poignent inlassablement : « (…) elle avait vécu des choses, ah ça oui, elle en avait vécu. Un mari, des seins, un amant, une maison, des livres, les cheveux coupés, une tante, un professeur ». La vie avance, l’angoisse de la mort perle : « Je vais mourir un jour », la mort obsédante malgré la vie brûlante (« …La mort … Et subitement la mort n’était que cessation … Non ! s’écria-t-elle effrayée, pas la mort »), malgré la soif d’absolu : « Oui, malgré tout il y avait du feu sous lui (l’ennui), il y avait du feu même quand elle représentait la mort ».  La solitude est irrépressible : « La solitude est mêlée à mon essence », « Il est gravé en moi que la solitude vient de ce que chaque corps a irrémédiablement sa propre fin (…) ». Malgré la mort, l’ennui, la solitude, Joana conserve en elle une force puissante. Elle a confiance en son avenir : « (…) seulement alors je vivrai plus grande que dans l’enfance, (…) et alors rien n’empêchera mon chemin jusqu’à la mort-sans-peur, de toute lutte ou repos je me relèverai forte et belle comme un jeune cheval ». La femme en devenir est énergique, enthousiaste,  vigoureuse à l’image d’un jeune et bel animal, symbole de liberté, de fougue, de vitalité sauvage.

    L’écriture de Clarice Lispector dotée d’un puissant souffle est la concrétion des battements du cœur, de la sensation du flux et du reflux  de la respiration (« (…) respirant doucement comme un ventre qui se soulève et s’abaisse, qui se soulève et s’abaisse… »), du sang qui circule au plus intime de Joana comme cette impression  de  « vague qui l’aspirait dans un reflux ferme et suave ».  Cette sensation de balancement  vient des  expressions et des mots  constamment répétés, allant par couple, (« Et ses mains, ses mains », « Ah, voilà une leçon, voilà une leçon », « demain, demain », « non, non », « très claire très claire », « rapidement, rapidement » …), espèce de  doux bégaiement, figure de l’insistance, du martèlement, cri lyrique de joie, de douleur ou d’étonnement.  Cette réduplication  lexicale crée un effet incantatoire comme l’écriture poétique avec ses synesthésies, « le parfum violet et froid des images »,  qui tricotent esthétiquement les sensations ;  les images qui rapprochent magiquement des réalités distinctes (« le soleil pleuvait en petites roses jaunes et rouges sur les maisons »), créant tout un univers  esthétique et féérique. Les sensations olfactives, tactiles, visuelles, auditives, gustatives envahissent le texte, emportant le lecteur dans un voyage enchanté. Les sons et leurs mouvements, cristallisation magique de l’impalpable,  entraînent le lecteur : « Un son s’accrochait à l’autre, âpre, syncopé, et les valses explosaient faibles, sautillantes et fêlées ». La musique,  cet art de la durée,  brise le silence qui trouble souvent l’univers de Joana : « Il y avait encore ce silence, ce même silence ». Elle apporte rythme,  joie  et beauté : « la musique ressemble à une rose bleue ».   Le chant  des mots,  l’amour des mots de Joana et de l’écrivaine jettent  le liseur  hors du temps ou plus exactement dans le temps profond de chaque être, ce temps, ce vécu, ce ressenti  indicibles : « Elle apercevait quelque chose, mais elle n’arriverait pas à la dire ni même à la penser, si diluée se trouvait l’image dans l’obscurité de son corps. Elle la sentait seulement (…) ».  Dans  Près du cœur sauvage,  les mots sont  concrets, ce sont des objets, des éléments pleins de présence, envoûtants, vibrants, colorés, savoureux,  permettant l’accès à l’essence : « Mots très purs, gouttes de cristal. Je sens leur forme brillante et humide débattre en moi. Mais où est ce que je veux dire, où est ce que je dois dire ? Inspirez moi, j‘ai presque tout ; j’ai le contour en attente de l’essence (…) » Les mots, ces éléments volatiles, au pouvoir puissant et mystérieux, sont des appels vers l’intime, vers l’imaginaire, le rêve. Les descriptions de Clarice Lispector plongent le lecteur dans un univers onirique,  surréaliste où les objets sont personnifiés, (« La bordure de ma robe en tulle frémit dans un rictus, s’est débattue, s’est tordue, s’est déchirée à l’angle pointue d’un meuble et là elle est restée tremblante, haletante, perplexe sous mon regard stupéfait », « la rampe se rétracta, ferma les yeux »), où le réel et le rêve se tricotent concrétisant  le singulier et profond  bonheur de Joana.

    Ce premier ouvrage de la toute jeune Clarice Lispector, Près du cœur sauvage, annonce la grande écrivaine qu’elle  deviendra. Mais pourquoi entend-on si peu parler d’elle en France alors qu’elle fait partie du cercle des plus grands comme Joyce, Döblin, Sarraute, Woolf ?  Heureusement que les Editions « Des femmes-Antoinette Fouque » la mettent à l’honneur en publiant les traductions de ses sublimes œuvres. Merci à cette maison d’Edition au  service d’une littérature exigeante. écrin de grands talents.

 

  • Un Souffle de vie (pulsations)

http://lecritoiredesmuses.hautetfort.com/archive/2019/01/12/un-souffle-de-vie-pulsations-6120347.html

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