Poudre de plomb
Corinne Grandemange
Editions Avallon & Co (avril 2025)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Un titre lourd de sens
Cinq ans après La Retenue, – témoignage bouleversant du viol infligé par son oncle maternel de ses sept à quatorze ans -, Corinne Grandemange écrit Poudre de plomb. Le titre de ce second ouvrage interpelle. L’oxymore métaphorique associant la légèreté et l’aérien à la densité et à la lourdeur mortifère condense l’idée d’un danger insidieux, d’une légèreté mortelle, jouant sur la tension entre apparence et essence. L’image interroge et dérange comme l’ouvrage lui-même qui dévoile sous l’apparente légèreté d’une famille la pesanteur tragique d’une réalité délétère.
Un brutal retour vers le passé
Ce titre poétique et tragique est annonciateur de l’incipit : « Il devait être moins de vingt-trois heures (…) un bras était tendu, arqué à chercher la lumière. Dans le même temps, j’ai vu surgir une silhouette vêtue de noir et la main droite de l’homme est venue ficher une seringue dans la veine du bras dressé ». Tétanisée, la narratrice ne peut réagir immédiatement. Cette scène brutale, presque irréelle, quasiment hors du temps, comme si la réalité elle-même se déchirait laisse place à l’intrusion d’un passé chargé d’affects et à l’inconscient. La mémoire involontaire se met en branle, ouvrant une brèche mêlant émotion présente et souvenirs anciens dans une insoutenable violence intérieure entrelaçant souffrance et sentiment de culpabilité. Après si longtemps, – « cinquante ans après » –, Marie, la cousine aimée de la narratrice, « toujours présente toujours prégnante dans (sa) mémoire », surgit dans son esprit avec une grande précision, auréolée de détails vivants. Et les souvenirs, tapis dans le coeur et au coin de la mémoire, surgissent, éclatant en mille images et émotions oubliées. Peu à peu, l’autrice remonte très loin dans sa petite enfance, dans un ailleurs aimant, chaleureux et rassurant (« Quand toi tu vivais en Russie, au milieu du grand froid, moi j’habitais dans une maison blanche au bord de la Méditerranée à Mostaganem ») auquel ses parents l’ont arrachée : déracinement, rupture douloureuse, perte des repères. Puis la vie en France dans un milieu où règne une liberté mal comprise abandonnant les enfants à eux-mêmes. Elle s’interroge, examine et analyse chaque éclat du passé avec une tendresse mêlée de lucidité, cherchant à comprendre et à se comprendre.
Tentative pour comprendre
Dans un récit à la première personne, – récit personnel, récit de filiation, confidences, genre d’autobiographie basculant vers la forme de l’essai et du témoignage, réceptacles de son vécu, de son expérience personnelle et professionnelle -, s’adressant à un « tu » absent n’ayant plus accès aux mots, Corinne Grandemange se raconte et raconte sa famille toxique dans les bouillonnantes années soixante-dix, années de toutes les révolutions, – sociales, morales et sexuelles -, son enfance sans insouciance, sa cousine tant aimée et trop tôt disparue. Dans l’intimité de sa vie, son regard se fait sociologique.
La scène obsédante du bras tendu la renvoie brutalement à ses souvenirs. Avec une écriture dense, tout à la fois lyrique, interrogative et assertive, elle replonge dans ce qui fut, cherchant à comprendre ce qui s’est joué lorsqu’elle a quitté Marie dont elle était non seulement la cousine, mais aussi la soeur, l’amie, le soutien : « Aujourd’hui encore, je me demande ce que tu as vu, ou n’as pas voulu voir, ce que tu as entendu, ou n’as pas voulu entendre, ce qu’il t’est arrivé lorsque je me suis volontairement absentée de cette famille toxique ». Sans obtenir de réponse, elle cherche à comprendre les souffrances de la jeune fille, les raisons de sa mélancolie, la dérive qui l’a conduite à la drogue puis à mourir d’une overdose : « Là encore, je ne sais pas ce que tu as traversé au cours de cette période que j’ai désertée sans comprendre ta profonde mélancolie ».
Par les mots, elle fait revivre Marie, trop tôt effacée, dans un élan où se confondent la culpabilité, le remords et la quête de pardon. Son récit est un tendre hommage à la jeune fille – cousine, complice, amie : « Marie, j’ai commencé ce récit avec la promesse que je m’étais faite lorsque tu es décédée. Je m’étais engagée à t’honorer par un écrit sans filtres, juste la remémoration de nos souvenirs communs et le si grand bonheur de t’avoir rencontrée ». Mais Corinne Grandemange va bien au-delà.
Une incitation à la réflexion
Son témoignage incite à la réflexion. Dans sa famille hypocrite et bien-pensante où régnait l’omerta sur le pire (« Elle avait fait partie aussi des premières personnes informées de l’inceste commis par son frère. Mais comme tous les autres, elle n’avait rien dit, rien fait que participer à l’omerta »), une jeune adolescente endossait le rôle des adultes, prenait le relais de parents défaillants qui fuyaient leurs responsabilités, étaient absents ou simplement inconscients : « Je lui ai répondu (…) qu’à ta consommation régulière de bières, s’ajoutait maintenant celle du joint. Elle a semblé soulagée, ‘c’est de son âge -ça passera’ « ». Des parents frivoles qui, bien que diplômés, se taisaient, n’entendaient pas, refusaient même d’entendre le cri désespéré de leur enfant, malgré les mises en garde de la jeune Corinne : « – Oui je répète, je suis très inquiète pour Marie. J’ai l’impression qu’elle est en train de jouer avec sa vie, même si elle dit qu’elle maîtrise. C’est comme la chronique d’une mort annoncée. // Laurent est médecin, sa femme aussi. Il a éclaté de rire en disant : / – Décidément Corinne, tu as toujours eu le sens du drame le besoin d’en dire trop d’en faire trop. ». Une inversion des rôles s’opérait. L’adolescente tentait de compenser les manques de parents irresponsables, prenait des responsabilités émotionnelles qui auraient dû revenir aux adultes. Ainsi, en exposant ce renversement des rôles, l’autrice pousse le lecteur à s’interroger sur les responsabilités parentales et les charges silencieuses que certains enfants portent malgré eux tout en l’invitant à dépasser le récit intime pour en saisir des résonances plus larges.
De l’intime au collectif
Cette expérience marquante personnelle s’ouvre au général : « Même si c’est pour toi que j’écris, tu fais partie d’une cohorte, qui décennie, après décennie, reproduit les mêmes questionnements, les mêmes révoltes, les mêmes quêtes, le besoin d’être aimé et rassuré pour grandir ». Spécialiste en sciences de l’éducation et psychopathologie, œuvrant auprès de jeunes « en situation de fragilité » et de leurs parents, Corinne Grandemange donne vers la fin de l’ouvrage des exemples pris dans son vécu professionnel : elle décrit le mal-être de Bérénice, de Julien, de Tristan, le rôle des familles, de leurs secrets, de leur néfaste silence, de leurs défaillances. Avec professionnalisme et bienveillance, elle confronte le lecteur à la réalité de ces vies bouleversées, conjuguant la logique du raisonnement à l’émotion. Rythmée de phrases récurrentes, avec des groupes ternaires comme « Aujourd’hui, plus qu’hier encore » ou binaires comme « Je n’ai jamais cherché à savoir », des phrases parfois sans virgules, flux de paroles émues, l’écriture se fait lyrique. Leitmotive émouvants, ces refrains ancrent dans la mémoire du lecteur la douleur d’existences ébranlées.
Espérons, comme Corinne Grandemange, « qu’avec ce récit, les parents, les familles, les adolescents, et les professionnels trouveront un espace pour lire, entendre, s’écouter, se parler et prévenir ce qui peut l’être avant qu’il ne soit trop tard ». Si le lecteur touché par cet ouvrage parvient à réfléchir, comprendre et peut-être agir, l’autrice aura accompli son engagement : transformer la douleur intime en parole partagée et salvatrice.
Autre ouvrage de l’auteur :
La Retenue
Merci tant de cette lecture sensible, intelligente et salvatrice pour les parents comme les adolescents!
Que votre critique participe à une large réflexion à laquelle j’aspire en participant à l’étayage de ce si beau mot « educare », accompagner vers…