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Poissons rouges et autres bêtes aussi féroces

19/11/2020 | Livres | 0 commentaires

Poissons rouges et autres bêtes aussi féroces
Ella Balaert
Editions des femmes. Antoinette Fouque (2020)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

Poissons rouges et autres bêtes aussi férocesDix sept récits brefs

Poissons rouges et autres bêtes aussi féroces d’Ella Balaert : un clin d’oeil au titre des contes de Villiers de l’Isle-Adam ? « Féroces » et « cruels », des synonymes évoquant la souffrance, la violence, la mort brutale. Poissons rouges et autres bêtes aussi féroces, un bestiaire au titre antiphrastique de dix-sept nouvelles  dont chacune offre le nom d’un animal, peu féroce !, (1) précédé d’un article défini au singulier, sauf pour Les inséparables. Des animaux prétextes, adjuvants ou opposants, acteurs momentanés aux interactions épisodiques avec l’humain. Masques, miroirs, reflets  ou symboles ? Dix-sept récits brefs dont la concentration renforce la dramatisation dans des univers réalistes où le fantastique, parfois plus réel que la réalité, (« Une créature à la fois perceptiblement plus réelle que la rue autour d’elle… ») distillé avec subtilité, légèreté, s’entrelace au tangible. Dans ce recueil, souvent, le fantastique existe seulement parce que les êtres sont entourés d’une espère de mystère fondamental dans leur façon d’être au monde, de le vivre, de le ressentir. Dans Le Cheval, la fulgurance d’une silhouette, une « forme noire, transparente, qui faisait en marchant sur le sol le bruit de sabots ferrés », signe ou symptôme d’une détresse personnelle (« l’acédie soudaine. L’appel du vide »), le dédoublement de la personnalité, irritant, anxiogène et mortifère , dans Les Inséparables (« (…) cela ne va plus fort, entre Wilson et moi. Par sa faute : il ne me respecte pas (…) il mange mon yaourt, laisse la cuillère sale et le pot vide dans l’évier ; il utilise mon stylo (…) » font perdre pied à des êtres banals. Le vécu, le ressenti, le réel et l’étrange se télescopent montrant que des forces obscures animent l’être humain et le monde funeste dans lequel il évolue.

Le fantastique s’enracine dans la pathologie

Dans le recueil de nouvelles d’Ella Balaert, le réel et l’irréel s’entrelacent délicatement, leurs frontières se floutent subtilement, messages de l’inconscient et des forces psychiques les plus sombres de l’humain. Le fantastique s’enracine dans la pathologie, la perversion et le mal être. Dans L’araignée, le mari veut, dès les premiers jours de son mariage, cloner son épouse sous la forme d’une rose : « Une griffure du bout de l’ongle, un cheveu arraché à la longue crinière de son épouse : ni vu ni connu, il prélevait des cellules de son épouse principalement au cours de leurs ébats sexuels ». Ce pervers manipule au propre et au figuré son épouse pour se valoriser, « sign(er) sa toute-puissance et son génie », créer une fleur non fleur, une « fleur-femme », « Pas au sens métaphorique du terme, non ça c’est bon pour les poètes, de pauvres types qui ne feront jamais que des phrases ». Le scientifique se veut, loin de l’univers poétique qu’il méprise, ancré dans le réel (« Il n’aime ni la fantaisie, ni le surnaturel. Il vit dans le réel »), créateur de fleurs inquiétantes, sexualisées, à l’orgasme létale : «A peine le docteur l’avait-il frôlé de son doigt qu’il l’avait senti grossir, durcir, trembler puis, après un dernier spasme, s’affaisser dans un soupir bienheureux( …) Malheureusement, ce grand bonheur fut fatal à la fleur » . Le docteur évolue dans une science non pas objective, mais hallucinatoire. La fleur devient chair, sang, cheveux, femme dotée d’odeurs (« Une de ses fleurs fut assez aboutie pour transpirer comme une femme mais elle dégageait un tel parfum d’aisselles confites qu’elle incommoda son propre concepteur ») et d’un appareil sexuel, «( Elle) fouille du regard l’intimité de la fleur », comme l’implique le sens polysémique du substantif « intimité ». Nourrissant la rêverie érotique de son concepteur, la fleur devient femme séduisante et séductrice (« on dirait qu’elle te lance une oeillade (…) c’en est presque indécent »), mais aussi menace mortifère. La rose est à la fois le désir et la mort. Sa féminité est destructrice.

Une féminité maltraitée et destructrice

Chez la femme, souvent maltraitée par la vie (la fausse couche d’Andréa), la gente masculine, est enfouie une exigence, consciente ou non, de justice, de revanche face aux hommes violents, dominateurs, avides de pouvoir et d’argent. Dans La Chienne de chasse, Lisa  « flair(e), (…) repère d’instinct, ces hommes avides qui veulent du pouvoir, qui veulent de l’argent, ces hommes dominants » (…)   « Ces hommes qui ont voulu la dominer. Ces battants qui l’ont battue ». Elle les repère, les conquiert et les élimine habilement. Dans Le Cygne, le mime qui maîtrise à merveille l’art de l’immobilisation devient invisible aux yeux des visiteurs : «Ainsi, plus il s’expose, plus il s’exhibe, et plus il se cache. Plus il se fait visible et moins on le voit ». La mise en jeu de son corps épuise l’homme vieillissant, raidi par l’arthrose. Il se réifie, se statufie : « En peu d’heures, son sang sécha dans ses artères, ses muscles devinrent comme argile et sa chair limon », métaphore de la pénibilité de son travail, de la vie disparue. Les statues de cire du musée où il travaillait s’humanisent, se mettent en branle pour le détruire, le transformant en poussière que la femme de ménage « nettoi(e) (…) d’un coup de balai fatigué », le faisant disparaître avant de disparaître à son tour : « Quelque temps après, elle prit sa retraite, elle déménagea et son nom s’est perdu ». Dans cet univers où seul le profit compte, le travailleur une fois inutile est oublié.

Une sombre réalité

L’univers inquiétant, sombre et mortifère donné à voir dans les nouvelles d’Ella Balaert n’est pas qu’une mise en marche de l’inconscient, un exorcisme des fantasmes et des angoisses dans un monde où tout s’efface, – les êtres, les lieux, les mots, les souvenirs –, il donne aussi à voir subtilement un réel cruel, injuste où règnent l’ exploitation des humains, une opposition entre les puissants et les humbles. Au détour d’une phrase, d’un paragraphe sont démasquées les tares de la société : la guerre, la situation effroyable des migrants  révélée par le monologue intérieur d’une femme simple et âgée: « il y a des eaux noires et puis la nuit, des femmes et des enfants éblouis par des flashs et des projeteurs on n’a pas idée aussi de mettre des enfants en pleine nuit comme ça dans une dans une comment qu’ils ont dit, dans une frêle embarcation », le sort tragique de tous ces êtres morts pour avoir voulu fuir la violence de la guerre, le sort tragique de l’enfance vulnérable et innocente assassinée : « (…) Allan quelque chose, on l’avait trouvé mort sur la plage dans son petit tee-shirt rouge et son short bleu, il n’avait même pas eu le temps de perdre une de ses chaussures, toutes les deux qu’il avait encore aux pieds, allongé sur le ventre le nez dans le sable et l’écume (…) », alors que la vie s’ouvrait à elle ! Mais la démarche de l’auteure n’est pas militante, elle est avant tout littéraire.

Les mots d’Ella Balaert : « les fleurs les plus précieuses de la langue  française »

Ella Balaert fait exister des êtres et des univers où les frontières entre le réalisme et le fantastique sont poreuses avec une écriture fascinante. Son écriture varie d’une nouvelle à l’autre, passant d’un registre à l’autre, d’une situation d’énonciation à une autre, du récit au discours, du dialogue au monologue intérieur, jonglant avec le style soigné et recherché de l’esthète et le langage familier, parfois vulgaire de ses protagonistes. Amoureuse des mots, elle a une prédilection pour les plus inhabituels, les plus précis, les plus techniques peu utilisés par les non spécialistes : « anthèse », « anthère », « apopathodiaphulatophobe »… Comme Legrand, le personnage de La Sixième amibe, elle «  recueille (…) les fleurs les plus précieuses de la langue française, les adjectifs les plus rares, les noms les plus savoureux ». Véritable poète, elle file l’oxymore (« l’effroi enchanté »), la métaphore, l’animalisation (« la langue râpeuse de la mer et les crocs du vent »), fait sonner les rimes intérieures (« Son corps gisant, délivré du jusant menstruel », «ossature et musculature, vitesse et finesse de nez, résistance et intelligence » ) embarquant le lecteur dans l’esthétique des mots et des sons . Comme Mathias, le lecteur « entend les chants enfouis dans les coudraies échauffées, il devine la viole dans le vent, la cithare dans le ciste, la lyre dans l’eau cristalline qui trébuche en cascade sur les pierres ». La jubilation de l’écriture sublime d’Ella Balaert, ses nombreux clins d’oeil littéraires et culturels, offrent au lecteur la quintessence de sa pensée et la richesse de son monde intérieur. Les mots ancrés et encrés dans l’objet livre permettent l’accès à l’immortalité grâce à la valeur conjuratoire de l’écriture. Un pied de nez à la mort !

Les nouvelles d’Ella Balaert s’ouvrant sur de multiples lectures invitent tout à la fois à la réflexion et au plaisir du texte.

(1) Dans Poissons rouges et autres bêtes aussi féroces, les animaux élus par l’écrivaine sont, dans la plupart des cas, remplis d’empathie à l’égard de humains  alors que les humains sont : « plus bêtes que les bêtes et animés d’intentions toujours plus belliqueuses et vengeresses » selon « l’homme aux yeux de faucon » de la nouvelle Le Faucon.

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