Petite cornaline
Léa Marcarini
Editions Baudelaire (2020)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Une gracieuse miniature
Le présent et un passé proche se croisent dans la gracieuse miniature, Petite cornaline, de Léa Marcarini. Un dialogue, entre un peintre médiocre et mélancolique et son thérapeute, -centré sur une histoire d’amour mortifère -, et la narration de ce vécu tragique alternent. Le discours et le récit en focalisation interne donnent vie au dialogue, faisant exister l’expérience amoureuse, montrant les relations entre un homme égocentrique et une jeune femme.
Une rencontre au coeur d’une exposition
Lors de l’exposition de ses toiles, un peintre rencontre sa future égérie. Au coeur de cette exposition : ses tableaux et le public, un public mondain plus attentif au buffet qu’aux œuvres : « Tous ces esthètes se fichaient royalement de mes tableaux (…) Ce qu’ils voient, c’est la couleur rosée du saumon sur leurs petits toasts, c’est cette légère dorure du pain grillé qui les émoustille, c’est la parfaite synchronisation des bulles de champagne remontant en ballet jusqu’à la surface plane du liquide gazeux et délicieusement doré : un buffet lumineux qui fait pétiller les yeux et mouiller les bouches ». Avec ironie, le narrateur dénonce l’inculture et la gourmandise des invités qui mettent leurs compétences analytiques au seul service des mets ! L’oeil du peintre donne en effet à voir toute l’esthétique de ces derniers en recourant au vocabulaire de la peinture pour les décrire, les soustrayant ainsi à leur dimension nutritive, faisant de l’acte nourricier une sensation d’art. Les visiteurs assistent à cette exposition avant tout par snobisme culturel (« mes tableaux ne sont qu’un décor à cette mascarade sociale ») et pour satisfaire leur appétit.
La femme médiatisée par l’art
Seule une jeune femme examine attentivement les tableaux : « Et parmi ces masques ambulants, elle se détachait, lumineuse, souriante, pleine de grâce ». Au peintre qui la remarque d’emblée, elle avoue les détester. Il tombe, ou plus exactement il croit tomber, instantanément, passionnément, amoureux de cette jeune personne, lucide, loin d’être dupe : « ce n’est pas moi que vous aimez, c’est l’idée que vous vous faites de moi. C’est l’image que vous vous construisez mentalement sur celle que je suis. Je deviens votre égérie, votre muse (…) je deviens votre objet d’art ».
En effet, cette femme dont il exige une relation exclusive, étant même jaloux de son sommeil (« Plus la nuit passait, plus la lune grossissait, et plus j’étais jaloux. Morphée semblait l’animer d’un désir profond de se complaire dans ses bras ») est sa muse. Elle éveille son génie créateur. Près d’elle, il se sent atteindre l’idéal, l’absolu : « Sa pupille dessinait une si belle lune que je croyais toucher les étoiles en la regardant (…) Ce n’était plus Médée que je voyais ; mais tantôt Vénus, tantôt Eve : n’importe quelle créature aux accents platinés ». Elle devient pour lui l’éternel féminin, la déesse de la beauté, de l’amour, personnage mythique et littéraire. Elle est « l’idéale inspiration, la muse parfaite et délicate ». Il l’arrache à sa matérialité, la transformant en objet d’art créé par des touches de peinture, lui permettant ainsi d’échapper au temps et à sa corruption : « Que vouliez-vous faire d’elle ? / – La sublimer, stopper sa fanaison et son dessèchement ». Ne s’intéressant pas à sa vie (« Je croyais tout savoir d’elle parce que je l’avais imprimée sur une toile, mais je ne connaissais rien »), à ce qu’elle est, il ne perçoit d’elle que l’esthétique de son enveloppe corporelle dont il imprègne ses toiles : « j’imbibai ma toile de son aura extraordinaire et du régal de la contempler. Je dessinai ses courbes, ses lignes, ses rides aux coins des yeux, ses plis autour de ses lèvres quand elle souriait ». Son corps, combinatoire de lignes courbes ou brisées, invite à la contemplation et à la création. Devenue objet d’art, elle provoque le plaisir de vivre : « Défiant la singularité des êtres et la beauté des sept merveilles du monde, sa présence sur ces toiles me donnait le goût de vivre ». L’amour violent au propre et au figuré (il gifle la jeune femme), ressenti par le peintre maussade et qu’il présente comme extraordinaire, sublime, ne s’adresse qu’au sujet du tableau. Cet amour est passion dans le sens étymologique du terme : « passio » en latin signifiant souffrance. L’amour étant pour le narrateur « une flamme brûlante qui dévore (le) corps. Un feu destructeur, dévastateur, criminel » n’est atteint que lorsque émerge la douleur. Au fond de lui, le peintre méprise la femme réelle comme le prouve l’unique phrase de l’incipit mise en valeur dans l’espace textuel : « Elle n’était, en réalité, qu’une nature morte ». Elle ne peut donc que mourir, brisée comme la cornaline « avec laquelle (elle) ornai(t) (son) joli port de tête », puisque seule importe l’esquisse peinte. Le corps féminin n’est apprécié que médiatisé par l’art, sinon il n’est que venaison, objet de rebut comme l’exprime la description péjorative aux connotations mortifères d’une femme venue voir l’exposition : « elle ressemblait surtout à un morceau de viande pendu ». La femme réelle a un goût de sang et de mort. Seul l’art donne l’appétit de vivre.
Une création quasi divine
Irréelle, la femme tient du prodige pour le peintre, elle est sa créature et sa création : « mon chef d’oeuvre ». Créateur, il s’imagine accéder au divin. Protégé par Dieu comme le symbolise son prénom, Jacques, il est « celui qui supplante » mais aussi celui qui souffre, entre autres « quarante jours », temps biblique, temps de l’absence de la jeune femme après la terrible gifle. Le champ lexical de la passion doublé de tout un champ lexical de la religion et de la faute circule dans son discours : « pénitence », « culpabilité », « calvaire »… L’histoire d’amour à sens unique s’accompagne d’une tragédie de caractère. Derrière l’amoureux soi disant affligé, le lecteur perçoit le narcissique et l’égoïste à qui bien vite une autre jeune fille redonnera « le désir de peindre ».
L’écriture de Léa Marcarini
La relation de couple fugace est avant tout une expérience esthétique violente, cruelle, mortifère chez Léa Marcarini dans La petite Cornaline. Dans la présentation de ce lambeau d’intimité, son écriture lyrique aux nombreux rythmes ternaires capte le passage, le fugitif, les changements de couleurs, leur douceur, leurs nuances se métamorphosant en fonction de la lumière, du mouvement : « son visage avait repris cette légère teinte sablonneuse. (…) La bruine marine voltigeait dans ses iris et les colorait d’une nuance céleste ». Elle donne à voir une femme tout en contraste, irréelle, ne pouvant se dire que par le langage de l’art captant des moments éphémères : celui de la peinture, celui de la musique avec « cette douleur silencieuse qui se dit en ré mineur, un bémol mélancolique (…) » ou par le langage de la nature, femme minérale au « visage (…) à « la teinte sablonneuse », à la « teinte de sable mouillé », femme s’échappant comme le sable qui glisse entre les doigts, comme l’eau, (« on voyait la plage et les embruns de la mer secouer ses pupilles ») allégorie du passage du temps, élément de vie, élément de mort. La femme est perçue à travers des touches colorées ou des sons, son apparence n’étant jamais rendue précisément. La nuance « céleste » de ses yeux ouvrant les portes du divin.
Seul le rêve possède des couleurs franches et ancre dans le réel, « La prairie y est bien verte, le ciel y est bien bleu, les nuages y sont bien blancs (…) », comme seule la peinture est la vie pour Jacques.
Avec talent, Léa Marcarini offre au lecteur une histoire d’amour mise en abyme dans le dialogue d’un peintre à son thérapeute où la femme n’est acceptable que lorsqu’elle est autre chose qu’elle-même.
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