Passage en Rhénanie
Jacqueline Merville (Poésie)
des femmes Antoinette Fouque (2024)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Des poémes retrouvés
Un tapuscrit de 1991 oublié puis retrouvé. Relu puis corrigé. Puis naissance en 2024 du recueil poétique de Jacqueline Merville, fine et légère guipure où confidences et tourments personnels se tissent à ceux de l’Histoire. Passage en Rhénanie, un voyage entre le passé au Togo et le présent en Rhénanie dans des poèmes dépourvus de titres, allant de 1 à 91, – silence, non dit, froideur insupportable du ressenti, n’en rien dévoiler explicitement, respirer -, faisant défiler les mois de février, mars, avril : bribes de pensées, de perceptions, d’impressions, de sensations, d’associations se croisant dans un flux de conscience tourmentée. Un vagabondage psychique se tissant avec l’errance matérielle.
Des voyages intérieurs et extérieurs
Les poèmes s’aventurent sur le terrain narratif suivant les flâneries de la poétesse. Promenades physiques et mentales. Voyages intérieurs et extérieurs. Poésie désacralisée, brisant l’aura sacrée des poèmes classiques, des conventions établies par la tradition, loin des thèmes dits nobles traités avec solennité. La poétesse rompt avec les structures formelles classiques, usant du vers libre, bannissant la versification, employant une ponctuation irrégulière, usant d’un lexique courant parfois familier afin d’illustrer des réalités banales, brutales, prosaïques, soulignant les absurdités et les violences de la vie. Poésie, résonnance intime du réel défiguré par le viol indicible, l’industrialisation, le système économique capitaliste, qui pulvérisent l’humain. Semblable à une écriture au jour le jour liée au vécu, ancrée dans un réel et des souvenirs personnels, sociaux et historiques. Le lecteur suit les pérégrinations passées, devenues souvenirs, à Anhéo, dans la brousse…, et présentes, à Düsseldorf, Dortmund, Wattenscheld…dans une poésie urbaine où se donnent à voir « Terrains vagues, hangars, tas de planches », « Les berges du Rhin », « Un jeune ouvrier sali par les machines », « »Le banc (…) défoncé sous l’abribus »…, le monde du travail (« Mine de Zollverein / terrils dans la brume, salle des pendus / souffle des aérations / ventilations vibrant les muscles aussi / dans une cage métallique (…) »), l’exploitation des travailleurs, (« Odeur douceâtre dans les rues / Jambes gonflées, debout devant des tambours / battant le linge, yeux cernés, les ouvrières du propre »), les images de l’Allemagne d’aujourd’hui rappelant l’Allemagne d’hier dite sans s’appesantir : « Les cheminées mortelles / pas que celles des usines, montagnes / de cendres humaines qu’on pleure / près des forêts allemandes, polonaises (…) ». Nombreuses sont les allusions à la tragédie de la Shoah, aux guerres passées (« Joseph comme les autres, au pas de l’oie / s’en alla tuer ») et actuelles, (« Les soldates ukrainiennes tirèrent (…) »). Les images s’associent à une sorte de mémoire collective de l’humanité. Et en creux l’Afrique inoubliée et inoubliable décrite en quelques traits précis (« là-bas / j’écoutais la brousse / poule étranglée, arbres avec huile et sang : longues transes/ des danses frappant la terre / toute la nuit le vaudou repoussait les zombis »), l’Afrique mortifère à cause de « l’homme qui tue », (Toutefois « l’homme qui tue est partout » !) mais aussi l’Afrique solidaire, sororale : « Les femmes de la tribu / avaient lavé avec l’eau du puits / la pas morte près de la lagune / pleine de mortes / elles baignaient la vivante / chassaient / le sang, la terre, l’odeur du tueur / et ruisselait le parfum de l’eau / leurs voix douces / mes sauveuses dans une case africaine ». Par le tressage de ces multiples éléments imbriqués, par la porosité de l’un à l’autre, par ses correspondances, l’écriture saisit et tricote le vécu et les réminiscences. Le va-et-vient entre le perçu et les souvenirs aboutit à la création poétique, cicatrice esthétique laissée par la blessure personnelle confiée sans s’attarder (« Sa sueur de tueur me hantait ») et les blessures de l’Histoire.
Des tableaux pointillistes
La richesse culturelle de la poétesse jaillit au détour des vers assurant le lien et la continuité entre les textes (références aux « bois gravés d’Holbein », à la « gravure de Dürer », à un « Sermon de Bossuet », à la vie et à l’oeuvre de Joseph Beuys…). Holbein, Beuys, Pina Bausch, Virginia Woolf… faisant partie de son univers imaginaire et le colorant tout à la fois d’obscurité et de luminosité. L’attraction et la répulsion pour l’Allemagne et l’Afrique, des sentiments ambivalents, se donnent à voir dans des phrases nominales assertives. D’abondants substantifs sans déterminants (« C’est organique une usine / tuyaux, anatomie ventrale, tripes / haleines blanches, haleines grises (…) », « Terrains vagues, hangars, tas de planches / le son du vent et du froid devant l’usine ») font fusionner les sens (« son du vent et du froid« ) et constituent des touches juxtaposées dans une esthétique de l’immédiateté, à la manière de petits tableaux pointillistes. Des glissements métonymiques (« Leurs mains guérisseuses / m’avaient habillée d’eau fraîche / dans une hutte sous la pleine lune / je buvais une potion parfumée / elles chantonnaient / des incantations autour de ma peur ») emportent dans une espèce de dépaysement des sensations, le vécu relatif transmué en signification absolue et belle.
Jacqueline Merville, dont l’écriture est gorgée de tout un nuancier culturel, offre à la fois une image prosaïque et sublimée de son voyage réel et intérieur. Ses poèmes d’un lyrisme nouveau et audacieux embarquent les lecteurs dans une âpre réalité.
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