Nocturnes
Chantal Chawaf
des femmes Antoinette Fouque (2022)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Des musiques de la nuit
Après Relégation (1), le lecteur retrouve dans Nocturnes l’esthétique narrative, scripturale et thématique de Chantal Chawaf. Dans trois nouvelles, – récits introspectifs à la première personne du singulier précédés d’un préambule à la narration « Séduction » où est analysé le leurre de l’écriture salvatrice -, sont donnés à entendre et à voir les ressentis, des arpèges, des modulations de douleurs physiques et psychologiques, de très jeunes femmes violées, manipulées, sous l’emprise de prédateurs. Ces musiques de la nuit sont des pièces d’intimité livrant au lecteur non seulement les états d’âme, mais aussi les corps violentés des jeunes victimes.
Le corps objet
Dans « La séduction », Helga, toute jeune femme seule, « innocente » et « ignorante » n’a qu’une unique amie, une amie d’enfance, Gudrune mariée à Guillaume, un intellectuel quinquagénaire. Ce couple de bourgeois aisés la reçoit régulièrement, l’entourant chaleureusement et affectueusement : « Ses bienfaiteurs l’hébergeaient dans un rêve. Elle avait profité à profusion des gâteaux, des biscuits et du cake au chocolat. Le couple l’avait gâtée comme des parents chérissent leur fille ». La présence des époux auprès desquels elle se sent exister rompt sa solitude : « Près des autres, elle n’était plus seule, elle existait ». Mais le mari est un prédateur dont le regard insistant trouble la jeune émotive au désir naissant : « Helga était possédée, un homme s’emparait d’elle, lui administrait des vitamines et des hormones surnaturelles, elle avait des émotions décuplées, elle réclamait les injections de regard vert, elle était addicte aux nuances changeantes de pupilles plus claires que nature. Elle voulait leur couleur, les teintes bleu-vert. Les voir briller la revitalisait, Guillaume excitait sans répit des montées de passion. Guillaume était sa drogue ». Sous l’emprise de sentiments contradictoires, partagée entre l’attraction et la répulsion, elle devient femme aux yeux d’un homme mais aussi la proie fragile et facile de cet être démoniaque au regard insistant tout à la fois inquiétant et fascinant : « Avec l’assurance du conquérant, le prédateur l’inspecte en silence. Elle l’entend respirer, elle le sent l’incorporer, la matérialiser, la chosifier … ». Son corps devient spectacle, objet de désir et de plaisir pour le quinquagénaire qui se l’approprie par anticipation. Il la possède d’abord par le regard, puis par l’étreinte soudaine, violente, brutale : « Avant qu’elle capte le danger, l’homme chauve se rue sur elle. Il la culbute. Elle tombe à plat ventre sur le canapé. Il s’assoit à califourchon sur elle et la déculotte sans un mot. Quelque chose de dur, de gros, de visqueux lui entre dans l’anus … ». La jeune fille vit alors, non pas une belle et tendre histoire d’amour, mais l’inimaginable, l’impensable.
Le pervers manipulateur
Dans « Anatomie d’un viol », une adolescente, dont la mère a été « emportée par une hémorragie en (la) mettant au monde », a de surcroît perdu son père aimé et aimant dans un accident de voiture alors qu’elle n’avait que cinq ans. Nostalgique de ce père absent mais intensément présent dans ses pensées, ses souvenirs, son coeur, constamment à la recherche de cet amour paternel perdu, la jeune esseulée en quête de sécurité, de protection, de compagnie constitue une proie facile pour les prédateurs intuitifs qui ne choisissent pas leur cible au hasard : « Quand on a volé à votre vie le commencement, vous ne pouvez plus vous repérer dans le temps, vous n’avez plus de perspective pour vous situer (…) Vous ne pouvez pas affronter l’adversité mais le danger vous vise encore, la proie la plus exposée l’est moins que vous car ce qui vous menace est indéfinissable puisque vous n’avez conscience de rien seulement que vous êtes perdue » / « A ce degré de dépression, une adolescente est un gibier pour les chasseurs de jeunes égarées, les rôdeurs en quête d’aventures, les obsédés sexuels ». Seule, vulnérable, dépressive, ayant besoin d’être aimée et protégée, elle fait inévitablement une mauvaise rencontre. Elle sombre alors sous l’emprise d’un pervers, violeur, manipulateur qui l’héberge sous l’hypocrite et fallacieux prétexte de lui apporter son soutien, jouant de ses failles, de sa faiblesse, de ses angoisses. Excellent comédien, se constituant en victime, il feint l’amour, la tendresse, la bienveillance, employant toute une terminologie et une gestualité amoureuses devant témoins, dupant jusqu’aux psychiatre de l’hôpital où il a fait interner sa souffre-douleur.
« une langue de sperme et de sang »
Dans Nocturnes, les différentes formes de violence faites aux femmes sont données à voir faisant apparaître en pleine lumière ce qui est parfois dit mais non explicité. Avec réalisme et acuité, Chantal Chawaf dit l’indicible proposant de fines analyses psychologiques et détaillant les différents coups portés au corps féminin, objet de souffrance, obligé de se plier aux fantasme du prédateur, à ses assauts quotidiens. A travers le vécu, les monologues intérieurs, les réactions des jeunes femmes piégées, brisées, suppliciées, réduites à leur corps par le violeur, elle démasque les causes des agressions sexuelles : des traumatismes de l’enfance déterminant la vie de l’adulte fragilisée, la solitude, le manque de confiance en soi…, les conséquences : le désir de mort, la régression, la folie… La narratrice décrit les processus psychiques des jeunes femmes abusées et le fonctionnement des pervers, des êtres paradoxalement bien ordinaires. L’écrivaine est loin de toute esthétisation déformante, atténuante. Attentive à toute la gestualité, à tous les ressentis, à toutes les sensations, elle transcrit le vécu dans « une langue de sperme et de sang ». L’écriture avec une lucidité cruelle et incisive, comme le violeur, met à nu le corps souillé, maltraité de chaque « femme-enfant, à demi éventrée ». Les victimes parlent. Elles plongent le lecteur au coeur de l’intime, se confient sans fausse pudeur, disent sans détour leur sombre expérience. Humiliées, se sentant coupables, les jeunes filles passent du « je » au « elle » ou au « vous ». Elles s’observent, se questionnent, glissant de l’individuel à l’universel. Elles se dédoublent. L’adolescente du passé côtoie celle du présent : « Les après-midi, lors de mes évasions de ma prison, mon enfance et moi, nous marchions côte à côte (….) », désireuse de redevenir celle qu’elle était avant l’innommable. Toutes ces jeunes femmes contiennent en suspension les souvenirs conscients et inconscients de leur tendre enfance quand elles étaient aimées et protégées : un bon départ dans la vie qui leur donne la force de résister, d’entrer en résilience et de continuer à vivre.
Du témoignage à la littérature
Les nouvelles ne sont pas seulement témoignages et dénonciation, ce sont aussi des objets littéraires aux descriptions expressives, c’est-à-dire dépositaires du point de vue des jeunes femmes, et significatives. Elles rendent palpable, visible le ressenti invisible lorsqu’il est tu. Ces jeunes femmes abusées évoluent dans un univers sombre dont le violeur a « ravi » « le soleil ». Et lorsqu’il est est présent, « le soleil n’éclair(e) plus ». Des correspondances s’établissent entre les lieux et les ressentis des personnages. Le décor reflète leur état d’âme. Il est souvent sale comme se ressentent les jeunes femmes : « Dès l’aube, l’air pestilentiel sentait les inondations et les détritus que l’eau du fleuve, en débordant, avait charriés et déposés sur la berge du quartier des usines, noyé par la crue » / « La brume croupie surnage dans le fossé plein de boue (…) Les immondices encrassent le sol » / « Il pleuvait un mélange liquéfié de crasse et de grêle qui irritait les yeux ».Des eaux fangeuses, répugnantes débordent, envahissent les lieux, les noient comme le sperme, « liquide gélatineux » enduit la jeune fille (« Elle se contorsionne, enduite de liquide gélatineux »). Les champs lexicaux de la liquidité, de l’écoulement, du jaillissement aqueux glissent par rapprochement sémantique des lieux aux personnages et les dominent en les enlisant dans leurs humeurs et leurs ressentis dysphoriques : « Mon aversion sanglote. Mon urine inonde le matelas, l’angoisse me liquéfie. A chaque étreinte, à chaque forçage, ma détresse gicle ». L’horreur, l’insoutenable s’imposent au lecteur avec réalisme et sans pathos.
Cependant pendant de rares échappées dans le rêve, lors de moments de résiliences ou grâce à une belle rencontre, l’espoir s’impose enfin. La dernière nouvelle se clôt sur une note positive, point d’orgue réconfortant et apaisant : « Le jeune homme prend la jeune fille par la main et l’aide à se relever ((au propre et au figuré). Il ne la quittera plus ». Le ton change parfois éclairant le texte de tout un halo d’espérance. Il faut en effet faire confiance en la Vie malgré toutes les noirceurs qui la souillent.
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