Mon livre d’heures
Nélida Piňon
Traduit du portugais (Brésil)
Par Didier Voïta et Jane Lessa
Edition des Femmes, Antoinette Fouque (2018)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Mon livre d’heures, le titre pluriel du livre de Nélida Piňon aux multiples horizons d’attente : un livre destiné aux initiés ? Les lecteurs brésiliens, les amoureux de la littérature, de la Culture, les passionnés, comme la narratrice, de mots, « J’ai toujours partagé ma vie avec les mots », et de belles lettres consolatrices : « J’ai appris à réclamer de ces héros épuisés de l’écriture un réconfort sur les chemins rocailleux de la vie quotidienne », magnifiant et transfigurant la fade réalité de tous les jours : « «Je croyais, comme je le crois encore aujourd’hui, que la réalité, absente de la scène et des pages de la littérature, est ténue et fade ». ? Mon livre d’heures, un récit personnel à la première personne du singulier, un monologue intérieur tricotant vécu et fiction, adressé au lecteur, véritable prose poétique ancrée dans la littérature, la Culture antique et moderne : l’auteure perçoit son époque, son passé à travers toute sa culture littéraire et artistique. Un livre parcellaire, « acte de bravoure et de solitude », racontant des fragments d’existence traversés de personnes réelles, de personnages littéraires et mythologiques, narrant la vie d’Yseult, du mulâtre Machado… En se plongeant dans cet ouvrage, le lecteur pénètre l’imaginaire de Nélida Piňon structuré par des repères culturels, artistiques, poétiques forts qui enrichissent sa vision du réel et lui donnent une intense beauté : « A toute heure, et plus particulièrement à la tombée de la nuit, je suis encline à exercer mon imagination. Il est facile de voir les Champs-Elysées plus beaux que je ne le supposais, avec le regard emprunté à Virgile ou à Enée lui-même (…) ». La narratrice confie son intimité, seulement ce qu’elle veut bien en dire toutefois, (« Les confidences elliptiques ou poétiques restent de mon ressort. »), son passé (« Je retourne à certaines nuits de Noël. Décembre me vient en aide sur les chemins de la mémoire. Je suis entourée de visages familiers qui dégustent le vin indiqué par mon grand-père (…) ») sa mémoire, celle de sa famille, de son peuple, tout ce qui a précédé son existence. Nélida Piňon s’inscrit dans une lignée géographique, religieuse, mythologique : « Le passé me protège. A ma complicité avec les Grecs je dois la croyance en l’immortalité, à l’idée que je suis un maillon de la chaîne humaine ». Ses ascendants proches et lointains, ses rencontres, ses lectures multiples ont façonné sa vision du monde. Les êtres disparus, les souvenirs, les objets leur ayant appartenu, subsistent en elle (« Ils ont fait de moi qui je suis »). Elle est porteuse du passé inscrit non seulement dans sa mémoire mais aussi dans son ADN.
Mon livre d’heures est un véritable héritage culturel, un palimpseste extraordinaire riche d’idéaux humanistes : « (…) je persiste à inscrire certains principes sur la Déclaration des droits de l’homme ». La narratrice fidèle à ses amis ne les trahit pas : « Mes amis doivent avoir confiance en moi. Je leur donne des preuves de ma loyauté et ne trahis pas les secrets qu’ils me confient ». Avec un grand souci de l’écriture perçu malgré la traduction, avec un style métaphorique, sensuel qui use parfois du détour pour dire les choses, Nélida Piňon raconte des moments de sa vie, loin d’une écriture autobiographique convenue, fléchée. Elle brise le cadre du récit de vie chronologique. Le lecteur flâne en sa compagnie dans les rues new yorkaises ou brésiliennes, s’arrête avec elle pour « prendre un café ou un Coca-Cola » dans un bar ou pour déguster un pain de maïs. Il écoute l’histoire d’Ulysse ou celle de Gravetinho, son chien tendrement aimé qualifié de « vrai bonheur ». Le lecteur accompagne ses réflexions sur la vie présente et passée, – son hommage à la vie – , sur sa vénération de la langue brésilienne et du Brésil, sur la mort, ses analyses sur le thème de la mémoire, sur l’amour, sur la politique, sur l’écriture et les écrivains dans cet essai qui dit sa volonté de vivre en savourant chaque instant capté avec émotion et tendresse avant que la mort ne vienne tout éteindre : « (je) laisse ouverte la porte de la maison afin de faciliter l’entrée de la dame à la faux. Elle viendra comme une amie depuis longtemps attendue ».
Mon livre d’heures est un livre qui « épouse les phases de la vie. Il est fébrile, il trébuche, il jubile, il passe par les étapes de l’existence ». Cette œuvre littéraire offerte en cadeau par une femme sans enfants désormais avancée en âge constitue une véritable célébration de la Culture et de l’imagination. C’est une façon pour Nélida Pinon de laisser une trace de son passage sur terre tout en prouvant l’importance de la culture dans la vie et dans l’acte créateur : « Aux yeux de beaucoup, ce concentré de mythes et de légendes est une atteinte à la logique et à la rationalité, mais pour moi il élargit l’horizon créateur ». Mon livre d’heures est un magnifique ouvrage excellemment traduit du portugais par Didier Voïta et Jane Lessa qui dément l’expression « traduttore traditore ».
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