L’ombre du Ragnarök
Tome 1 : Le Gouffre du Valhel
Franck Brunner
Editions Baudelaire (2020)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
« La myth et l’heroic fantasy » pour des orphelins exceptionnels
L’ombre du Ragnarök, Le Gouffre du Valhel, tome premier d’une série à venir de Franck Brunner, introduit le lecteur dans « la myth et l’héroic fantasy » et le fait frissonner en suivant les aventures d’ Alessia, Clara, Dorian et Marco, « un quatuor inséparable » dans un XIXe siècle où les conditions de vie des enfants sont très difficiles. Très vite, au temps réel, s’oppose un monde des âges mythiques. Dans cet univers où la magie fait souvent place à la technologie, frères et sœurs de coeur vivent dans un orphelinat parisien régenté par un directeur peu amène, « un vieil homme chauve de petite taille au visage carré et sévère » infligeant des corrections « aux fortes têtes à coups de cravache ». Comme tous les orphelins, ces enfants rejetés, vivant à « l’écart des autres citoyens (…) fréquent(ant) des bandes de voyous dont les gens évit(ent) de croiser le regard » rêvent de trouver une famille d’accueil. Or, « c’est le monstre qui vient (les) chercher et non une gentille famille ! ». En effet, ce n’est pas la famille espérée qui les récupèrent, mais un géant monstrueux, ressemblant à « un ours échappé de la ménagerie du Jardin de Plantes avec ses longs cheveux blonds tirés en arrière et attachés sur le dessus de son crâne ». Alessia, Dorian et Marco, en grand danger, – lors de leur départ hâtif de l’orphelinat, ils laissent Clara -, sont emmenés par l’inconnu qui leur offre sa protection et leur révèle leur exceptionnalité.
Une nouvelle vie
L’inconnu et Ifrit, un déva, une « créature d’essence divine, qui est souvent confondue avec un ange » les emmènent dans leur nouveau lieu de vie, la cathédrale Notre-Dame, sur l’île de la Cité, où séjournent déjà une trentaine d’autres enfants. Ce lieu protecteur de l’enfance où règne la sérénité est présenté au début comme un véritable havre de paix aux nombreuses connotations divines et positives . A l’entrée, siège « une statue représentant une femme, enveloppant dans ses bras un enfant », en réalité la statue de la Vierge Marie. A l’intérieur de la cathédrale, Ifrit est vêtu d’ « une tunique bleue électrique avec une balance dorée brodée dans son dos. Derrière lui, une créature immense encapuchonnée et drapée d’une toge rouge sur laquelle était brodé un glaive », la balance et le glaive symbolisant la justice. Tout semble donc se présenter sous les meilleurs auspices. Mais le lieu de passage des enfants, le ValHel, est « un lieu froid et inhospitalier », magique et dangereux. Ils se heurtent au Ragnarök de la mythologie nordique et à ses grands hivers glacials sans été. Afin de devenir des Déchus, protecteurs des valeurs de leur nouvel espace de vie, (« Vous allez devenir les protecteurs de nos valeurs, les garants d’un monde où le mal n’a pas sa place »), ils vont vivre des aventures initiatiques requérant force physique et mentale.
Un univers hyperbolique d’onirisme et de cauchemar
Franck Brunner, avec une prédilection pour les états paroxystiques, embarque progressivement le lecteur dans un maelstrom d’actions et de mouvements, dans un ailleurs dépaysant aussi bien par la prolifération de termes étrangers, aux consonances souvent dures évoquant les pays et la mythologie nordiques, grecques, latines, (« Eldur », « Midgard », « Helheim », « Nidhögg », Muspelheim », « Niflheim », Jötunheim », « Svartafheim, « Yggdrasil », « Circé »…), que par les nombreuses descriptions de lieux et d’êtres étranges, monstrueux et fantastiques (« Sortant des ténèbres, des créatures reptiliennes, dotées de quatre paires de pattes (…) marchaient debout sur leurs deux paires de pattes les plus basses, et tenant de leurs quatre mains d’énormes lances. Ces énormes lézards étaient aussi hauts que deux hommes, au écailles de couleur noire et verte, avec d’imposantes cornes sur le museau et des yeux glauques au regard mauvais »), aux forces incontrôlables et frénétiques. Les êtres, les lieux, les objets se métamorphosent lors de combats où se mélangent réalisme et écriture visionnaire. Le narrateur introduit le lecteur dans un univers hyperbolique d’onirisme et de cauchemar, un univers fantastique et merveilleux peuplé de monstres, d’araignées, de serpents, de créatures souvent hors normes (un « dragon aux dimensions tout simplement titanesques ») et effrayantes. Le Bien et le Mal, le feu et la glace, l’utopie et la dystopie s’affrontent dans des combats gigantesques donnant à voir des apparitions fulgurantes, spectrales, un univers baroque de multiplications, de vertiges, de chaos. Une sensation de convulsion paroxystique, traduction de l’effroi, est donnée par un tempo narratif infernal. On passe de choses vues à la voyance, essentiellement avec Dorian qui voit et entend ce que les autres ne voient pas et n’entendent pas, ce que seuls les morts perçoivent : « Là où ses camarades ne voyaient que deux marteaux en lévitation frapper une enclume, Dorian voyait deux masses translucides s’agiter. A y regarder de plus près, il s’agissait de deux êtres trapus, à la barbe épaisse, dont les cheveux longs étaient tressés et au corps recouvert de tatouage représentant des runes ».
Un roman multiple
Dans cet univers, dans le royaume de Hel, la déesse des morts, tout est loin d’être négatif. On passe du mal au bien. L’opacité, l’obscurité se déchirent en filigrane. Le constructif l’emporte dans une réflexion eschatologique. L’ombre du Ragnarök n’est pas qu’un « roman de myth et d’héroic fantasy ». C’est aussi un roman d’initiation, de formation, d’éducation. Cette épopée apprend aux enfants l’essence de la vie. Les trois jeunes orphelins au fil des cours suivis dans leur présente institution, découvrent leurs nouveaux potentiels, « leurs véritables capacités », leurs nouveaux pouvoirs. Au fil des épreuves, ils évoluent, mûrissent (« ils avaient tout changé et surtout mûri. L’enseignement de la Domina Circé sur leurs devoirs de Déchu, ainsi que leurs récentes aventures avaient porté leurs fruits »), grâce aux enseignements de leurs maîtres, aux expériences de la vie. Ils arrivent à maîtriser la violence recelée en eux : « Il se souvint des paroles de son enseignante : ‘ Ne cédez pas à appel de votre nature sauvage (….)’. Il ne souhaitait pas devenir un monstre, il était apprécié de ses pairs et souhaitait le rester. Il se focalisa sur la fait de délivrer Clara et d’éliminer l’adversité »). Ils apprennent la politesse (« – Tu n’as pas dit la formule magique, mon maître ! Déclara la créature avec une pointe d’humour dans la voix. / – Mais nous n’avons pas encore suivi de cours de magie ! De quoi parle-tu ? / La créature l’agaçait déjà. / -Elle est toute simple et devra finir chacune de tes questions, mon très cher maître impoli. Il s’agit de ‘s’il te plaît’ ! », la ponctualité (« Etre en avance, ce n’est pas être ponctuel », « Ne pas être ponctuel est quelque chose de grave pour un Déchu ! Imaginez les conséquences que peut avoir un retard sur une vie. Manquer le départ de la calèche où se trouve la personne que vous devez protéger, c’est comme l’assassiner vous-même (….) »), le respect de la différence (« Je comprends ta peur, Alice, mais sache que celui que tu rends triste en l’appelant monstre est un enfant comme toi, même s’il est un peu différent »), la tolérance amenant le vivre ensemble et la confiance en l’Autre : « L’énorme pièce était en fait un seul et unique enclos où étaient regroupés plusieurs types d’animaux qui semblaient s’ignorer. Une chèvre déambulait aux côtés d’un loup tandis que de l’autre côté, des corbeaux étaient perchés sur le dos d’un renard (…) ». Ils comprennent qu’un enseignement difficile est un signe de respect et de confiance à leur égard de la part des enseignants : « Chose étonnante, l’entraînement s’effectuait avec de véritables armes de métal. Le Dominus expliqua ce choix par la confiance qu’il avait en ses élèves et qu’il ne souhaitait par les traiter comme des enfants ». La démagogie d’un enseignant n’est en effet que mépris et désintérêt pour l’élève. Ils découvrent que la souffrance est formatrice (« C’est dans la souffrance qu’il progressera »). L’ombre du Ragnarök n’est pas non plus qu’un roman philosophique où les mythes et les religions se croisent, c’est aussi un ouvrage poétique où les arbres (« Leurs fruits sont empoisonnés et au moindre contact avec leur ramure, vous resteriez gelés contre leurs branches avant de vous faire dévorer tout cru par leur tronc »), les masses d’air, (« le vent en colère chantait une mélopée funèbre »), les objets (« ils empruntèrent un escalier fait d’un bois très sombre qui avait la particularité de se plaindre dès qu’on lui marchait dessus ») personnifiés emportent le lecteur dans le rêve ou le cauchemar tout en le faisant parfois sourire grâce à des pointes humoristiques . Dans cet univers, la nature grandiose, sombre ou lumineuse, est un lieu où se manifestent des correspondances entre les êtres, la vie cosmique, les monstres et les divinités.
Ouvrage multiple, L’ombre du Ragnarök, au ton parfois familier ancrant les personnages dans une réalité toute à la fois hors norme et quotidienne, où le narrateur à l’imagination débordante donne à voir un spectacle qui n’est que concevable, séduira les plus jeunes, amateurs de fantasy littéraire ou filmique. Les nombreuses questions et le suspense à la fin du récit les inciteront à lire les prochains tomes proposés par Franck Brunner afin de suivre les aventures de ces jeunes dans un futur où pourrait s’instaurer un nouvel ordre de vie et de bonheur pour ces élus, tout du moins nous l’espérons.
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