Les musiques de l’âme
Annie Cohen
des femmes Antoinette Fouque (2022)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Le souffle de la Vie
L’ouvrage d’Annie Cohen, Les musiques de l’âme, transmet le souffle et la pulsation de sa Vie, l’essence de son être, les mélodies de son univers intérieur s’extrayant de la pesanteur corporelle. Au présent douloureux se mêlent le passé, les souvenirs d’enfance en Algérie, son pays de naissance, de sa mère extrêmement aimée, et surtout une réflexion sur la création littéraire et picturale, où le dire importe plus que le dit, où la forme importe plus que le sens.
Quotidien et création
Face à la maladie, à une intolérable souffrance (« Je souffre le martyre ») depuis un accident vasculaire cérébral invalidant le 12 juin 1999, supportant désormais, les affres consécutives à une rupture du col du fémur et à une fracture du genou, allongée dans un lit médicalisé ou assise dans un fauteuil devant son écran d’ordinateur, Annie Cohen, dans un long monologue intérieur, oscillant entre confiance et dépression (« Parfois on est sur le toit du monde, puis dans des abysses innommables »), angoisse et acceptation, met des mots sur ses maux physiques et psychiques quotidiens, sur ses ressentis. Entourée et secondée par François Barat, scénariste, réalisateur, mari attentionné, à l’amour apaisant, – (« Seul l’amour apporte une consolation, lui seul guérit et apaise (…) La douceur du cinéaste est illimitée, il est là au plus près de mes nombreuses demandes, il a pris mon sort entre ses mains si généreuse et charitables. Je suis morte sans lui ») – , « dans l’osmose avec (s)a baie vitrée du huitième étage qui s’ouvre sur tout Paris, à trois cents degrés », dominant du regard la ville, « moniale » cloîtrée, « recluse » dans sa chambre comme l’ont été les citoyens du monde confinés à cause du Covid 19, elle dit dans le moindre détail tous les menus instants de sa vie : le passage des aides-soignants, l’aide à la toilette, les brûlures à l’intérieur des entrailles… Elle ne s’apitoie pas sur son sort, elle atténue même son douloureux ressenti par des notes d’humour en s’observant avec une légère dérision : « Sanddy m’a offert un long tee-shirt rouge en guise de chemise de nuit, les miennes viennent de chez ‘Damart’, c’est dire la différence ! » . Elle donne à voir son quotidien, suivant le fil de son vécu et de ses pensées, tout en le tissant à une réflexion sur l’acte créateur.
L’enfantement de la création artistique
L’écriture, la création picturale constituent toute la vie d’Annie Cohen : « l’écriture aura occupé toute ma vie ». Grâce à elles, elle se sent vivante (« C’est la magie extraordinaire d’être vivant »). Elles donnent un sens à son existence. C’est l’unique occupation, créatrice d’une intense jouissance («écrire c’est jouir ») chez cette écrivaine au corps souffrant et entravé. Joie intense, moment quasiment sacré de faire naître une oeuvre, véritable plaisir charnel même, de former des lettres, de créer une beauté occulte qui révèle le meilleur d’elle-même, qui « exprime l’inexprimable ». La langue, les mots, les livres, les rouleaux d’écriture, frères des rouleaux de la Thora, sont les enfants de cette femme sans descendance : « (…) la langue. Elle est mon seul trésor, mon enfant, la chair de ma chair, mon sang, ma dynastie au croisement de ma race (….) Ecrire se mélange avec les spasmes de la naissance. Les sécrétions, les glaires, les humeurs ». Ecrire équivaut à une gestation : « Comme l’écrit cache un secret. Le fluide se mêle à la matière. Les balbutiements utérins donnent les mots de la joie. Journal de parturiente ». L’accouchement scriptural est tout à la fois cérébral et physique, les sensations, le ressenti, les fluides corporels interviennent, se mêlent, s’imbriquent. « L’Art sort du corps ». Le champ lexical de la grossesse circule constamment dans ses propos sur le processus créatif : « un livre n’est jamais fini. Il est gros de la suite à donner, en cloque. L’embryon est un principe métaphysique, transcendant ». Annie Cohen dit l’écriture, la peinture comme une gestation, comme un accouchement : « Accoucher concerne l’écriture tout comme la gouache ». Femme sans enfant, l’écrivaine exalte la maternité littéraire ne pouvant le faire de la maternité charnelle. Pour elle, la création, c’est la Vie, c’est se libérer de la pathologie, c’est « garde(r) une conscience aiguë de ce qu’(elle) vi (t) », c’est éloigner la mort. L’écriture apaisante est compensation comme l’est l’amour porté à ses chiennes, d’abord Rita aujourd’hui disparue, mais toujours présente, déifiée dans son coeur, nutriment essentiel à son existence (« Nous avons longtemps à vivre ensemble, ma Reine. Tu es mon fond d’écran. Ma nourriture. Je fume comme quand tu étais à mes pieds sur ton tapis ou dans ton panier ») puis Jasmine, « nouveau bébé femelle de bichonne maltaise » qui « ne remplace pas », mais qui « prolonge » la précédente. Ses chiennes, ses enfants de substitution, ses amours, ses inspiratrices !
Ecrire, c’est l’« élan vital », pour se sentir vivre, pour se sentir libre, pour détourner le destin, pour oublier un moment l’intolérable souffrance, pour accéder à la Beauté : « Ce qui vient est la beauté toute crue d’un éclat de vocabulaire et de phrases nécessaires ». Puis, être lue « comme on aime être lu ». Le livre, échappant à sa créatrice, continuant « à vivre dans l’imaginaire de quelques-uns », la prolongeant dans leur coeur et leur esprit.
Une écriture musicale
Dans son ouvrage, Annie Cohen embarque le lecteur dans les musiques de son âme, dans le rythme incantatoire de ses phrases dansantes dont sa « chienne fantomatique » ou le haschich anesthésiant et bienfaisant «donne(nt) le la ». Elle emprunte le lexique de la musique pour évoquer l’écriture : «Elle fait partie intégrante de la musique générale, celle de l’âme. Car nous avons en nous cette voix si particulière si caractéristique ; unique. Nous n’élevons pas le ton, glissons dans celui de nos entrailles ; retrouvons la mélodie, la litanie de notre esprit (…) Sans ce chant, pas d’entrée possible ; pas de papier à musique ; pas de requiem, d’ostinato (…) » / « C’était le matin blanc d’un refrain , la chanson chantée tout le jour,(…) le rythme est le même, la ligne mélodique rejoint la musique des âmes ». Son style lyrique aux rythmes ternaires (« Je prie, je prie, je prie à Dieu sait qui »), aux nombreuses phrases exclamatives, nominales, aux fréquentes répétitions, leitmotiv harmonieux, (« Angustia », le substantif latin nommant et matérialisant l’angoisse et l’exorcisant en même temps), concrétise cette musique cadencée et révèle sa joie intérieure. La vie et la création sont les plus fortes, elles l’emportent sur le corps prisonnier décrit avec réalisme. La légèreté des phrases et des taches à l’encre de Chine des dessins d’Annie Cohen, cristallisation du geste créateur, imbrication du physique et du mental, s’opposent à la lourdeur du corps paralysé.
Bien qu’absente, Annie Cohen exposera au musée Pompidou : « Désormais je sais que j’écris sous la lumière des vitraux de Chagall de la cathédrale de Metz. Metz est à moi puisque je vais exposer cinq rouleaux d’écriture au musée Pompidou Metz dans l’exposition ‘Ecrire, c’est dessiner’ à partir du 6 novembre jusqu’au 21 février 2022. Trois mois entre Bataille et Guyotat. Sans moi ». Une absente intensément présente grâce aux musiques de son âme !
Un autre ouvrage d’Annie Cohen paru en 2020 :
Puisque voici l’aurore
Merci pour ce beau texte. L’œuvre d’Annie est immense riche complexe faite aussi d’encouragement à rechercher le sacré de la vie . Merci pour elle . Elle ne peut pas se servir de ses mains .