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Les Boîtes en carton

23/02/2017 | Livres | 0 commentaires

 

Les Boîtes en carton
Tom Lanoye      
Traduit par Alain Van Crugten

Editions de la Différence (2016)

 

 

 

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

 

 

   Image boites.jpeg Les boîtes en carton, objets éponymes du roman de Tom Lanoye (1) intitulé Les Boîtes en carton, se déclinent sous différentes formes et évoluent au fil du temps : la première boîte du narrateur, un  garçonnet de dix ans,  cadet d’une famille de cinq enfants,   est une valise, « Ma première valise. Ma première boîte en carton » donnée par la caisse d’assurance maladie « Les Mutualités chrétiennes » à chaque enfant  participant au voyage qu’elle a organisé. La seconde, celle de l’adolescent,  renferme « un fouillis de petits plans et cartes routières, de cartes postales niaises et de photos »  sur lesquels trône « une imitation de cloche de vache »  offerte par les mêmes Mutualités chrétiennes à la fin du second voyage en camp de vacances. La troisième regroupe toutes les autres, fonctionnelles, acquises tout au long des années, permettant d’archiver des documents : « Dans six d’entre elles repose mon enseignement secondaire, dans les autres mes années d’université ». Le lycée où le narrateur étudiait était aussi surnommé la Boîte, celle qui enfermait les élèves et leurs professeurs, des laïques et des religieux austères, sévères, sadiques, hypocrites,  aux mœurs pas toujours  immaculées comme en témoigne l’exemple du professeur surnommé le Jap,  décédé au volant de sa deux-chevaux : « Si on me disait qu’il était en train de se masturber entre deux Johnson bleues, ça ne m’étonnerait pas » et dont les cours de littérature sur Gezelle établissaient une curieuse confusion entre l’amour temporel et l’amour spirituel.  Puis  la quatrième boîte est le livre de Tom Lanoye, son recueil de souvenirs, d’images personnelles, intimes.

 

    Toutes ces boîtes  sont importantes, essentielles  pour ce qu’elles renferment.  Il  ne  les collectionne pas : « (…) personne ne collectionne les boîtes en carton / Même pas moi. ». Elles sont  avant tout la métonymie de ses souvenirs : souvenirs d’enfance puis d’adolescence, en famille, à l’école, au lycée, en camps de vacances et surtout souvenirs de  la découverte des premiers troubles de l’amour et de ses émois sensuels très violents,  puis de la passion brutale pour Z.  dont la réciprocité  fut éphémère.

 

    L’amitié admirative pour Z.  rencontré alors qu’ils ne sont que des enfants  de dix ans devient vite de l’amour pour un être perçu comme exceptionnel à l’époque : « L’objet de cet amour : celui que je puis maintenant depuis trois ans à peine, qualifier de gars parfaitement ordinaire, mais qu’avant cela j’ai appelé dans mon for intérieur de tous les noms que le monde ait jamais inventés pour désigner tout ce qui est inaccessible et ardemment désiré, tout ce qui vous défie et déchire, tout ce qui est beau et dingue à la fois ». Le narrateur admire Z., il cherche à lui ressembler, à se vêtir comme lui, à agir comme lui.  Il l’idéalise. Z. est  beau (« (…) Z. Le beau, l’inconstant. Celui dont j’écrirais plus tard : ‘Jamais je n’ai vu de lèvres plus rouges, jamais de corps plus beau’ » .), musclé, sportif comme le prouve la description émue et tendre : « L’accolade horizontale de sa cage thoracique pointe vers le bas. Au-dessus, les muscles de son ventre sont tendus, une double rangée de petits renflements carrés, l’esquisse de tablettes de chocolat ou de petits poings d’enfants aplatis sous une peau d’une luisance discrète de pétale de rose ». Dès le premier coup d’œil, une appréciation très favorable de Z est habilement imposée au lecteur. Nous le voyons à travers les yeux de celui qui l’aime passionnément. Mais il est aussi souvent question de l’effet qu’il produit sur les autres comme sur le serveur grec qui glisse à l’oreille de Z : « You very pretty » ». Il est important que d’autres personnes voient Z, reconnaissent sa beauté, son attrait. Le charme qui envoûte le narrateur est  aussi éprouvé par autrui. Tout est fait pour exalter l’imagination du lecteur. Au début ce sont des amours enfantines, puis des amours adolescentes. La jeunesse des deux garçons explique la séduction du roman. Le lecteur est face à des enfants purs,  dans l’innocence d’une amitié amoureuse. Cette jeunesse des protagonistes rend leur histoire touchante et belle, tout comme le fait que cet amour pour ce garçon  échappant à Tom soit impossible. Cet amour est tellement fort que longtemps plus tard, dans une salle de sport,  le narrateur  pressera contre son visage les sous-vêtements de Z : « Les yeux fermés, dans la honte et l’extase tout à la fois, j’ai pressé mon visage contre ton slip ». Le vêtement est le signe d’un lien charnel, d’un aspect charnel de la passion. Il existe chez le narrateur une volonté de conserver un ultime contact physique avec Z. alors que tout est terminé, qu’âgé de trente deux ans, il est marié  « hors la loi avec R. (…) son blond époux ».

 

    Le narrateur raconte en toute simplicité, en toute franchise son histoire. Sa remarquable lucidité l’entraîne à argumenter avec efficacité pour donner à voir sa passion,  la force  et la fièvre de son désir, les instants de douloureuse jalousie. Il est conscient de l’idéalisation de son  passé, de faits et de moments négligeables : « Trente garçons qui ôtent leurs godasses et leurs fringues. Dans la réalité, ça répand une odeur franchement douteuse. Dans mon imagination, c’est une senteur paradisiaque ». Son histoire émouvante est cependant dépourvue de pathos. L’ironie et l’humour l’emportent  plus d’une fois, comme lorsqu’il décrit son application à suivre les consignes du manuel du plaisir solitaire : « Vous massez lentement votre petite canaille de velours ». Le narrateur s’amuse de lui-même tout en faisant sourire le lecteur.

    Tom Lanoye dans cette « prose de mémoire » (2) se met à nu, révèle ouvertement ses secrets les plus intimes mais aussi ses idées politiques, sa perception des mentalités mesquines et conformistes de ses compatriotes, sa critique de l’urbanisme et du tourisme dévastateurs : « C’était l’époque où le tourisme entamait à peine la marche en avant qui allait tout dévaster sur son passage », de la guerre…  Dans un ouvrage loin de toute linéarité où  présent, passé proche et lointain s’entrelacent, où  un vocabulaire recherché et familier se conjuguent avec subtilité, où poésie (« Enveloppés dans le bleu impérial de la nuit crétoise, où résonne l’immobile tambourin de la lune (…) ») et réalisme se tricotent,  Tom Lanoye  fait non seulement bouger le cadre du récit personnel, il joue aussi avec la narration et son rythme, avec l’écriture à la faveur d’ incises nominales en contrepoint : « Voyage », « Boîte », « Affection »…, de  constants dialogues avec le lecteur : « Et toi, lecteur, qu’est-ce que tu en penses ? », « Et toi, lecteur, que vas-tu faire de ma quatrième boîte ? »

 

    L’ouvrage, Les Boîtes en carton,  atteste que Tom Lanoye appartient à la nouvelle génération des écrivains contemporains dignes d’être connus et reconnus. Remercions les Editions de la Différence d’avoir réédité ce magnifique ouvrage auquel il est important de rendre hommage.

 

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