Les Attentives.
Un dialogue avec Etty Hillesum
Karima Berger
(Albin Michel, 2014)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
L’ouvrage Les Attentives de Karima Berger est un dialogue « par-dessus les âges, par-dessus la mort » entre Etty Hillesum et une étudiante marocaine bouleversée par la lecture des carnets intimes de la jeune déportée. Dans ce livre scindé en deux parties : « Amsterdam–Westerbork, 1940-1943 » et « Paris 2011- 2013 », la narratrice immortalise Etty (diminutif d’Esther) Hillesum décédée à Auschwitz en 1943 (« Le plus beau cadeau que je puisse te faire ; te donner une seconde vie ») plongeant tout d’abord dans son passé, puis dans son présent à elle, tricotant leurs deux existences, leurs deux philosophies de la vie, leurs deux spiritualités, mêlant des extraits des cahiers d’Etty Hillesum « qui souhaitai(t) être un pont entre les deux mondes, entre l’Orient et l’Occident » à sa propre narration.
Dans son bureau à Amsterdam, Etty Hillesum, femme libre, indépendante, sensuelle, dotée d’une immense paix intérieure qu’elle protège sans « jamais l’emmurer » afin d’accueillir l’Autre, avait fixé au mur l’image d’une adolescente marocaine à laquelle la narratrice s’identifie. Etty s’adressait souvent à la fillette. Désormais la narratrice poursuit le dialogue. Un courant invisible circule entre les deux femmes. Deux voix poétiques de femmes pleines de chaleur, d’amour du prochain, d’humanisme, de sororité, se font entendre. L’Orient et l’Occident s’unissent intimement, intrinsèquement : « Mon visage de ‘Noiraude’ et ton visage de ‘Tartare’ se reflètent par-delà le fouillis de ton bureau. Marocaine et Kirghize, Noiraude et Tartare, Arabe et Juive, j’aime quand se mêlent nos origines et qu’elles nous révèlent notre immensité ». Deux sœurs étrangères, l’une Juive, l’autre Musulmane, éloignées dans l’espace et dans le temps, cependant associées par une puissante vie intérieure, par la même pensée généreuse, par l’Amour du prochain : « (…) ton amour de l’autre est libre et ne demande rien en retour, comme ton amour de Dieu, pas de rétribution, aimer à vide ».Deux sœurs étrangères réunies par le souffle divin, le souffle d’un Dieu au delà des religions : le Dieu d’amour des Livres sacrés juif, musulman, chrétien non perverti par les intégrismes et la stigmatisation : « tu es juive, hollandaise, mais tu es russe aussi et tu pourrais être tant de choses encore. On verra en toi une chrétienne qui s’ignore, d’autres une taoïste, moi j’y verrai même un peu d’islam ». Toutes deux recherchent la part d’Humain dans l’Autre : Etty est capable de le trouver même là où l’on ne l’imagine plus : « Derrière l’apparence, sous ce vert infâme de l’uniforme nazi, l’uniforme qui normalise au point de rendre anonyme, il y a cette trace de l’humain, un regard, un visage et mieux encore un récit, et même un souvenir et même une émotion qui donnent chair et font frissonner la lumière de l’autre en l’un. » Etty, comme Christian de Chergé qui la « lue et même méditée », n’est qu’amour. Le souffle divin retentit dans leur cœur et apporte des parcelles d’amour, de fraternité qui, si elles se multipliaient, sèmeraient la paix et la compréhension entre les hommes de tous les continents, de toutes les religions.
Dans cette oeuvre en miroir : « C’est moi maintenant qui ai ton portrait sur mon bureau », la narratrice reprend le fil de la vie d’Etty « là où il s’est rompu ». La lecture de ses carnets intimes aide la jeune marocaine à comprendre l’Histoire du peuple arabo musulman. Elle explique le XXIe siècle, dit ses angoisses devant un monde où les intégrismes s’enflamment, où la tolérance s’effondre, où l’image de l’Autre, du Musulman, est stigmatisée surtout depuis le 11 septembre 2001. Et, à l’instar d’Etty, l’étudiante conserve l’espoir, évoque l’aspiration à la démocratie des jeunes révoltés des printemps arabes, montre l’ouverture d’esprit d’intellectuels arabes comme le célèbre poète Mahmoud Darwich qui lit en 1998 avec solennité la déclaration de reconnaissance de la Shoah par les Palestiniens exilés sur leurs propres terres. Elle nous fait visiter le musée de la Shoah à Nazareth, celui de Westerbork où « le visiteur est invité à ouvrir une à une, encastrée dans un grand mur, de petites fenêtres opaques. Chacun d’entre nous ouvre la première et voit le portrait d’un homme puis les autres petites fenêtres qui montrent d’autres hommes, femmes, enfants (…) puis soudain derrière l’une des fenêtres, ce n’est plus un visage sans nom mais c’est notre propre visage qui apparaît : l’autre c’est toi, tu aurais pu être une des victimes ou mieux encore, demain, tu pourrais être la victime ». Elle prouve, si besoin était, que nous sommes tous l’Autre de quelqu’un. La narratrice, comme Etty Hillesum, libre de tout aveuglement, dépourvue de haine, prône la Sagesse, le dialogue, le respect de la différence. Ces deux êtres dont la spiritualité entre en correspondance sont des passeurs donnant à comprendre le sens de la vie, ce sont des traits d’union entre les humains. Avec ces deux femmes, le mot « religion » acquiert tout son sens, « religare » : relier.
Autres livres de Karima Berger : http://lecritoiredesmuses.hautetfort.com/apps/search?s=Karima+BergerI
Isabelle -Eberhardt. Oh cet ultra d’abîme ! (Albin Michel, 2011)
Eclats d’islam, chroniques d’un itinéraire spirituel (Albin Michel, 2009)
Rouge Sang Vierge (Al Manar, 2010)
Toi, Ma sœur étrangère (Editions du Rocher, 2012)
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