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Les Abîmés

28/10/2020 | Livres | 2 commentaires

Les Abîmés
Mardo
Editions Baudelaire (2020)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

Une réflexion existentielle

Les AbîmésLes Abîmés de Mardo, la réflexion existentielle d’un trentenaire écorché vif, donnée à lire dans une succession de courts chapitres, lambeaux de vie, parcours en France et dans le monde, dans le présent et dans les souvenirs. Mardo Khayat, fils d’une mère « issue d’une famille de pieds-noirs (…) née en Algérie », d’un père « né en France de parents tunisiens », concrétion de la richesse de la mixité, ami de la France, (le « coeur en hexagone ») malgré les nombreuses tares de cette dernière, tares minant toutefois aussi l’Ailleurs, les Etats-Unis (« elle est plus belle la vie sans Pennsylvanie »), l’Afrique du Sud…

Les Abîmés, un cri de souffrance, un cri de rage, mais aussi un message d’amour à la femme passionnément aimée bien que loin de la judéité transmise par la mère vénérée (« Certaines donnent leur cul, elle a donné sa vie, sans restriction, sans rémission, sans rien attendre en retour »). Lisa Zouaoui, la jolie amante au corps « entre le chocolat et l’or », étudiante en médecine, « Femme, musulmane, des montagnes de Kabylie » donne sens et saveur à la vie de Mardo. Elle est son avenir, son espoir.

Un affranchissement de l’écriture dite bourgeoise

Les confidences de Mardo, son monologue en direct dont les phrases semblent s’écrire sous les yeux du lecteur : plaie lancinante et moments de joie allant du particulier au général. Un « je » devenant « nous », un « nous » « abîmé », non pas cassé : « Comment on pourrait définir ‘nous’, les êtres abîmés, c’est joli abîmé par c’est pas cassé», voix de ceux qui ont souffert et qui souffrent encore. Dès le titre, Mardo joue avec les mots et leur homophonie : « les abîmés » avec un accent circonflexe sur le « i », les êtres plongés dans un monde sans fond, mais non pas endommagés, détériorés par les méfaits de cette vie. La prose rugueuse de Mardo, ses mots familiers, parfois vulgaires (« fils de pute »), ses jeux lexicaux, sa syntaxe malmenée, l’omission du « ne » de négation, son humour corrosif (« A Nantes les affaires sont carrées parce que le commerce était triangulaire »,  « Ce midi j’ai déjeuné avec un client FN, je n’ai rien dit quand il a parlé des immigrés et petits-fils d’immigrés, comme si c’était une trace d’ADN, il m’a pris une partie de mon honneur, il faut que je lui prenne une partie de son oseille »), ses clins d’oeil historiques (« je suis venu, j’ai vu, tu as vaincu »), musicaux…, donnent un relief très particulier, très personnel à son texte. Mardo s’affranchit de l’écriture dite bourgeoise, procurant ainsi un tempo rythmé à son récit coloré aux images concrètes, parfois poétiques.

Une critique humaine et humaniste

Avec une écriture émotive, viscérale, avec un lyrisme parfois agressif, utilisant aussi le détour, les allusions, pour dire la réalité (« leur uniforme à aigle déguisé sous leur tenue de ski »), Mardo Montre. Sa lucidité incisive, sans s’appesantir toutefois, dévoile le quotidien de ceux qui sont différents, comme lui par leur nom difficile à prononcer (« Direction le notaire dans le 16e, encore un moyenâgeux qui va me demander mes origines en écorchant mon nom »), révélateur d’une origine, d’une religion autre. Son ouvrage porte une dimension réflexive sur le présent et le passé, l’esclavage, la Shoah. Il dit le racisme, l’antisémitisme, l’exploitation de l’homme par l’homme, de l’homme noir par l’homme blanc, (« Il y des noirs qui travaillent la terre sous le soleil pendant qu’un blanc à chapeau donne les instructions, parfois l’impression que l’histoire n’est qu’un maton qui ferait la ronde »), le mensonge par omission de certains ouvrages expurgés par des censeurs : « Je suppose qu’on ne peut pas changer l’histoire, sauf peut-être dans les manuels scolaires ». Donnant à voir, Mardo critique. Les Abîmés est le témoignage d’un vécu, révélateur d’une société impitoyable, que ce soit en France, aux Etats-Unis, en Afrique du Sud… Dans ces déambulations ici et ailleurs, les lieux se tissent et se croisent au fil de la plume, expression de la sensibilité
et
des états d’âme du narrateur : « parfois les larmes restent intérieures. Moi elles coulent le long de la plume ». La lutte, empreinte toutefois de bienveillance, s’impose pour exister : « Le poing levé, l’autre main tendue. Il nous a appris qu’on pouvait lutter en paix, combattre sans attaquer, pardonner sans oublier, que peut-être, dans le pire de l’homme naissait le meilleur de l’humanité ». Confiant, malgré tous les dérapages, en l’humain, le narrateur tente d’apaiser les souffrances de tous les Abîmés : « je pense pas je panse », croisant son vécu au leur : « J’emploie le premier pronom personnel mais même sous les étoiles je sais que je parle pas que de moi ».

Mardo fixe des instantanés, montre, s’interroge et interroge le monde, soucieux du passé et du présent. Son discours intime, voix personnelle et voix de l’Autre, est une ouverture sociale et historique, expression d’un être sensible, humain et humaniste. Pour lui, l’important c’est le coeur (« peu importe ce qu’ils ont entre les jambes tant qu’ils ont quelque chose entre le poumon et l’aorte ») et la confiance.

Les Abîmés de Mardo, un ouvrage déconcertant, original, peut-être même dérangeant pour certains, à conseiller aux lecteurs.

2 Commentaires

  1. Mardo

    Merci Annie pour cette belle critique, ça fait plaisir de sentir sa démarche et son travail compris.
    Au plaisir de se parler
    Mardo

    Réponse
  2. Annie Forest-Abou Mansour

    J’ai été profondément touchée par votre ouvrage émouvant et original.Ce fut pour moi un plaisir de le lire et de le chroniquer.
    Au plaisir de lire vos prochains écrits.
    A bientôt.
    Annie

    Réponse

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