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L’envol du sari

26/11/2019 | Livres | 1 commentaire

 

L’envol du sari

Nicole Giroud

Les Escales (2019)

 

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

 

Le déclic romanesque 

 

  image envol.jpg Quentin, le narrateur principal du roman de Nicole Giroud, L’envol du sari, est un écrivain sans grande ambition, « un voleur de la vie des autres qu’il fixe dans ses livres ». Ses romans dépourvus de   « valeur littéraire » se vendent cependant bien. Mais la médiocrité de son art déçoit Chloé, son épouse, assistante de direction dans la maison d’édition où il publie: elle « avait rêvé pour (lui) d’une grande carrière médiatique ». L’admiration d’Amandine dont sa femme « ne l’ (a) jamais gratifié », – jeune stagiaire de la société d’édition -, et la grâce de ses vingt-deux ans séduisent Quentin le poussant à l’adultère. Le couple éclate. Au même moment, le père de Quentin, – ce dernier ignorait la gravité de son état de santé et le délaissait égoïstement -, meurt. Ce décès inattendu écrase Quentin de remords et de culpabilité. Le romancier se « réfugie (alors) à la Roche-sur-Foron dans (l)’appartement » du défunt. Il erre. Il végète, l’inspiration ne venant pas. Mais un événement va bouleverser sa vie et son travail d’écrivain : « J’étais démoralisé et je traînais lamentablement dans cet appartement que je n’avais jamais aimé, lorsque se produisit l’événement apparemment insignifiant qui allait bouleverser ma vie ».

 

L’événement catalyseur 

 

    Un « archéologue spécialisé dans les restes des catastrophes aériennes » (….) donne (…) une conférence dans la petite ville où (notre écrivain ) touchai (t) le fond ». Il évoque deux avions indiens, le Malabar Princess et le Kangchenjunga. A seize ans d’intervalles, en 1950 et en 1966, ces avions partis de Bombay s’écrasent dans le massif du Mont-Blanc. Les causes de ces tragédies entourées de mystères restent inconnues. Désormais la fonte des glaces due au réchauffement climatique laisse apparaître des vestiges de corps, des vêtements, des bijoux, des documents mais aussi des secrets diplomatiques. Lors de sa conférence, l’aventurier alpiniste explique qu’il « ne se contentait pas de ramasser ce qui pouvait l’être : bijoux, papiers, carcasse d’acier ; il essayait de reconstituer des existences. Il cherchait également à comprendre pourquoi et comment les deux avions indiens s’étaient écrasés au même endroit dans le massif du Mont-Blanc. Il parla de secrets d’État, de pièces militaires confisquées par les carabiniers, presque de conspiration ». La guerre froide sévissait alors. « Le professeur Homi Jehangir Bhabha, le grand spécialiste de l’énergie nucléaire indien (…) était à bord et (…) devait assister à une conférence sur le désarmement nucléaire à Vienne ». Un immense mystère entoure cette sombre tragédie, mais ce ne sera pas l’élément catalyseur de l’écriture de Quentin !

 

Une femme à l’irréelle beauté

 

    L’intervention de l’orateur, l’exposition et surtout la présence d’une femme belle, distinguée et élégante,  une « Parsie (sans aucun doute possible. Elle appartenait à cette communauté venue de Perse par la mer d’Arabie il y a plus de mille ans pour continuer à pratiquer la plus ancienne religion du monde, le zoroastrisme ») profondément bouleversée par la présence d’un sari, (« un sari rose intense avec des oiseaux brodés d’or épinglé sur fond gris ») exposé dans une vitrine, stimulent l’imagination de Quentin. Il enquête puis apprend que le corps intact d’une femme nue merveilleusement belle a été retrouvé. Cette splendide femme, femme statue, femme bijou, irréelle, mystérieuse, fascinante, hante Quentin jour et nuit, allume en lui un feu ardent, comme le concrétise sa description, espèce de refrain réitéré au fil des pages : « Belle Indienne nue dans la neige, vêtuesde ses seuls bijoux : / Une longue tresse couvrant le sein droit, les lobes des oreilles incrustés de diamants. / Une chaîne en or autour du cou et des bracelets en or au poignet droit. / Une bague avec une grosse émeraude à l’annulaire gauche ». Cette femme merveilleuse, souvent donnée dans le mouvement tournoyant de la danse, apparition divine à la beauté surnaturelle, au prénom symbolique, Rashna (« La création ») va devenir le sujet de son nouveau roman : « Cette femme dans la neige avec ses bijoux comme seul vêtement, quel magnifique sujet de roman ». L’écriture se met alors en branle  : les personnages, le thème, les lieux, l’atmosphère, les émotions…

 

La naissance d’un livre

 

    L’élégante femme parsie, Anusha (« beauté du matin »), aperçue lors de la conférence puis présentée à Quentin est en fait la fille de Rashna disparue lorsque l’enfant avait cinq ans. Progressivement, Anusha se livre au narrateur. Une complicité s’instaure entre elle, femme hautement diplômée : « licence, doctorat, post-doctorat, le tout suivi d’une brillante carrière à l’ONU (…) » et le modeste écrivain. Malgré ce hiatus social, des points communs les relient : l’absence lors de la mort du père, la culpabilité… Anusha et l’écrivain cherchent à comprendre le passé. Mais leurs échanges oraux et leurs courriels sont souvent brouillés par des non-dits, des omissions, des souvenirs oubliés, des retours sur ce qui a été refoulé, des digressions. La police d’écriture, la mise en page matérialisent les échanges entre Anusha et Quentin. La confrontation de leurs communications apparaît visuellement. Ensuite Anusha envoie de longues pièces jointes d’abord sous forme de récit à la troisième personne du singulier, au présent, puis à la première personne, lorsqu’elle arrive à s’impliquer davantage, à avoir davantage de recul mais aussi lorsqu’elle est rattrapée par son passé, par sa culture estompée un certain temps de sa mémoire et de son existence : « J’étais devenue étrangère à mon pays ».

 

    Les récits s’emboîtent, se tricotent : ceux du narrateur au passé, sur sa vie personnelle, son vécu, ceux d’Anusha au présent, sur ses souvenirs, son ressenti, ses émotions. Puis les chapitres du roman de Quentin éclosent venant s’intercaler entre ces narrations. Des histoires s’enchâssent, mises en abyme subtiles, des intrigues se lient, des destins se croisent. Quentin met en intrigue les événements racontés bouleversant la chronologie en fonction des souvenirs de la belle parsie.

 

Un ouvrage polyphonique solidement documenté, original et poétique

 

L’envol du sari de Nicole Giroud est un ouvrage solidement documenté proposant un immense apport de connaissances sur l’Inde, sa politique, les Brahmanes, les Hindous, et surtout les Parsies : leurs coutumes, leurs mets raffinés, leur religion et ses rites… Ce roman à voix multiples permet d’appréhender les différentes interprétations du réel, les différents points du vue. A partir d’une réalité livrée à travers le regard de chaque personnage, Quentin revisite la vie de Ranusha, crée un univers, des ambiances, comble les blancs.

    Quentin part d’une tragédie réelle, des souvenirs d’un personnage romanesque, Anusha, de ses ressentis, de ses émotions. Il se sert des mots de la belle parsie puis les nourrit avec son imagination, son style, ses expériences. Les personnes évaporées lors du crash de l’avion se transforment en personnages de fiction, le livre en réceptacle de l’absente. Rashna devient intensément vivante, présente, imprévisible, émouvante, amoureuse de la vie mais en souffrance, en butte à un mari pétri de religiosité et de préjugés. Elle rêve d’une vie libre pour sa fille dans une société traditionnelle engluée dans les interdits religieux  : « Anusha grandira, fera des études, partira. Sa fille est la femme indienne de l’avenir, pour elle c’était trop tôt ». Sa fille deviendra celle qu’elle n’a pas pu être. Chaque mot est la matérialisation des battements du coeur de Rashna. L’écriture lui redonne vie et indirectement à toutes les « victimes de (la) catastrophe aérienne ». Elle rend inoubliable l’inacceptable dans un univers romanesque où se frôlent l’horreur (le mépris à l’égard des corps non réclamés des victimes « balancés sur le glacier, côté italien », « les morceaux de corps (….) jetés dans les crevasses ») et la beauté, l’insupportable réalisme et la poésie. Nicole Giroud donne à voir la complexité humaine : l’avidité et la cupidité, « la curée provoquée par la convoitise » de l’or, des bijoux appartenant aux disparus ; la générosité, la bonté, la tolérance : « mon grand-père (….) dans l’hôpital qu’il avait fondé (…) déplorait que l’on soigne seulement les Parsis, il rêvait d’un immense hôpital pour tous. / ‘Il faut jeter un pont entre les différentes religions’ (…) ». Les personnages, sous la plume de Nicole Giroud, acquièrent l’intériorité et la profondeur des êtres vivants. Rashna, quant à elle, devient œuvre d’art, bijou précieux et fragile. Son univers plonge le lecteur en plein onirisme poétique. La description du pectoral : « Le filet d’or se mit à danser devant ses yeux, un tissage si fin, si soyeux (….). Il reprit le bijou, le fit à son tour scintiller dans la lumière, un ciel doré brillant en plein jour (…) Le silence, et la résille d’or qui danse, mouvements ondulants comme une danseuse sacrée » (…) « l’or coulait toujours entre ses doigts, encore et encore, comme le sable de la mer d’Oman, et les diamants comme les gouttes d’eau dans le soleil… », ruissellement d’or vaporeux, arachnéen, minéralité et liquidité, diaphanéité et luminosité, chatoiement en mouvement emporte le lecteur dans un univers surnaturel et artistique. Les champs lexicaux du flamboiement, de l’éclat, de l’ondulation, des couleurs transforment l’écriture en peinture. Les saris fixés au mur, draperies voltigeantes, (« Il a fait fixer par un artisan la soie en des plis étranges qui remontaient comme des ailes, on aurait dit que le tissu dansait » (…) « La brise a pénétré dans la salle à manger par une fenêtre entrebâillée et les voilages se sont mis à onduler ») se muent en papillons aux ailes colorées et chatoyantes. Les jeux de lumière dispensent un souffle de vie aux saris, ressuscitent Rashna, troublante apparition : « (…) une lampe de laiton brûlait et projetait des ombres dansantes, rouges, bleues, roses, dorées, des ombres où la silhouette légère de ma mère se penchait en une ultime figure du bharata natya ». La palpitation et la beauté de la vie estompent l’horreur mortifère de la tragédie. Nicole Giroud transcende la triste réalité grâce à son écriture et son imagination.

 

Les mystères de la création littéraire

 

    L’envol du sari, panorama de la société indienne ( et de la Haute Savoie !), roman multiple, polyphonique, récits dans le récit, fondé sur les ruines d’une tragédie, roman informatif, historique, roman d’amour, pourvoyeur de suspens et de rebondissements, dont l’écriture capte les fugaces lueurs et vibrations de la vie est aussi un roman sur le mystère de la création littéraire. Il montre les rapports complexes et puissants se nouant entre le créateur et ses créatures. La force du personnage qui s’empare de l’esprit de l’écrivain allant jusqu’à limiter et à diriger sa liberté créatrice. Ordre impérieux du conscient et de l’inconscient, du désir et de l’imagination s’imposent à l’écrivain mêlant réalisme et fiction, horreur et poésie. Les descriptions rendent avec délicatesse la physionomie des êtres , le tremblement fragile de la vie. Le corps de Rashna échappé du temps et de l’espace, femme réelle et irréelle, immatérielle et sensuelle, imaginée et rêvée, semblant sortie d’un conte (« elle semblait tout droit issue (…) d’un conte du Gujarat, avec sa beauté si exceptionnelle et son amour insensé de la vie ». ) devient œuvre d’art, cernée par la luminosité de ses bijoux : « (…) un corps de cire illuminé par l’éclat des pierres et des métaux précieux ». L’art transcende la mort.

 

    L’envol du sari de Nicole Giroud, roman à suspens, à rebondissements, doté d’une immense richesse historique, sociale, humaine, qui se situe dans un rapport magique entre le réel et l’imaginaire possède tout à la fois une vocation ludique, informative et littéraire.

 

 

 

1 Commentaire

  1. Nicole Giroud

    Merci Annie pour ce magnifique article très fouillé, très précis.
    Vous avez parfaitement compris le fonctionnement intime de ce roman, vous en avez saisi les intentions, les dits et non-dits avec une sensibilité et une subtilité incroyable.
    C’est un bonheur pour un(e) écrivain(e) d’être si bien compris(e).
    Nicole Giroud