LE SENS DU CALENDRIER
Nathalie Léger-Cresson
Des femmes Antoinette Fouque (2020)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Une narratrice, une autrice, un lecteur : un trio complice
Dans LE SENS DU CALENDRIER de Nathalie léger-Cresson, une rupture amoureuse vieille de quatre années, créatrice d’une douloureuse fêlure, entraîne une écrivaine fictive entrelacée à une écrivaine réelle à s’interroger sur la Vie, ses joies et ses trahisons, sur le temps s’écoulant malgré les efforts pour le capturer dans le rets des mots ou dans les encoches d’une table. Elle les entraîne à s’interroger sur l’écriture en train de se faire tout en y associant le lecteur, l’interpellant pour maintenir son attention (« Tu es encore là », « Où es-tu ? »), craignant parfois de l’ennuyer, « Tu en as peut-être soupé de mes lapins ? », aimant le sentir vivant, souhaitant le tenir en haleine et en alerte : « il se peut, pas obligé, mais possible, qu’un mot t’échappe dans la nuit. Qu’il t’échappe ou pas, moi, de sentir ton sang battre plus vite, la force me reviendrait et je saurais bien souffler sur l’étincelle, sans te lâcher, ça non, sans plus te lâcher jusqu’à la dernière page ». Le lecteur, l’auteure et la narratrice se nourrissant l’un de l’autre !
Ce n’est plus au « toi », source de la souffrance que s’adresse la femme délaissée mais à un «toi » inconnu et multiple : « Non, aujourd’hui je n’écris plus à ce toi disparu de mon horizon pour toujours. (…) aujourd’hui quand je dis toi, c’est à un ou une toi que je ne connais pas », un lecteur complice qui participe au temps de l’écriture et avec lequel elle dialogue pour trouver un sens au vécu, aux événements surgis dans la vie ou tout simplement les dire.
Jeu avec les mots
La narratrice capte des instants, des détails de son existence passée et présente, passant du réel à l’imaginaire, de l’imaginaire au réel, du réel au rêve, du rêve au réel, du discours au récit, de la poésie à l’oralité, semblant écrire au fil de l’élaboration de sa pensée, espèce de conversation à bâtons rompus avec le lecteur, réfléchissant avec lui sur la notion de temps, un temps circulaire, « ronde…dans l’univers » où « tout se reboucle et continue en rond », – comme le temps de l’écriture, circulaire lui aussi, les premières « pages de (la) robinsonnée » retrouvées par hasard quinze ans plus tard dans la mémoire de l’ordinateur,- réfléchissant sur le sens des mots, des mots denses et esthétiques, véritables bijoux sonores et visuels : « aujourd’hui est un mot joli ! (…)/ Jour a supplanté di, indo-européen (…) di présent dans Dieu et qui contient l’idée de briller, de la clarté. Disparu le di ? Tous les jours on le prononce sans se rendre compte de ce petit diamant sur nos langues : lundi, mardi… ». Des mots agréables à regarder, à écouter, à prononcer, à malaxer dans des mises en scène graphiques et sonores données par des calligrammes, des onomatopées : « cric, criiiic », «chouf chouf » , des assonances ( « les cigales déballent les cymbales »»), des allitérations (« les tsitsitsi des cigales cisaillent le silence, cristaux du désir qui s’instille dans mes veines ») des renouvellements (« je me retrouve face à truffe avec un ours ») et des transformations de clichés (« depuis des lurettes »), des créations de mots (« des cailloutes »), de périphrases originales, « la glotte à racontouze ». L’écriture est jeu pour Nathalie Léger-Cresson et pour sa narratrice écrivaine.
Une percée à l’intérieur de la texture
Cette écriture de soi rêve d’aboutir à un roman, ce qui n’est pas chose aisée : « Tu vas voir, j’ai une histoire en tête, un vrai roman qui t’emportera. Le tout est de démarrer ». Cependant la page blanche n’angoisse pas. Elle est en effet espace de réflexion et de jeu, objet d’art avec sa scénographie esthétique, ses lignes brisées, interrompues, morcelées, ses énoncés performatifs ( « j’ai trou vé un trou ») « Le vide m’est d’autant plus désagréable que son étendue est incertaine et impossible à mesurer ») avec ses blancs concrétisations du vide ou des sautillements d’un corbeau : « (il) restait là à me regarder, en sautillant d’une patte sur l’autre ses différentes polices de caractères... Dans cet ouvrage fabriqué de pièces et de morceaux avec cette mise en scène de la graphie, ses insertions de contes, de récits dans le récit, de poèmes, de digressions, de retours en arrière, d’anticipation feinte…, la lecture change de sens, devient activité participative et créatrice.
Réflexion sur le processus d’écriture
A l’autoréflexivité se joint donc une réflexion sur le processus d’écriture, l’esthétique des mots et l’élaboration d’un roman. Les exergues et les renvois à Daniel Defoe dans Vie et aventure de Robinson Crusoé sont des espèces de mise en abyme de son récit et de son écriture.
Nathalie Léger-Cresson invente une forme romanesque originale et particulière dont les effluves font penser au Nouveau Roman. Comme chez Robbe-Grillet, ses personnages ne possèdent pas de nom : ses filles, « Zyeuxbleus et Zyeuxnoisettes », ses ami(e)s désigné(e)s par la majuscule « M », ses cousins et cousines appelés « Alex », son amoureux, « Le Gars ». Seuls son voisin, « oisin » et ses compagnes interchangeables, les « Martine », « le docteur Fleurarch », (clin d’oeil plaisant au découvreur des fleurs dites de Bach), ont un nom. Le corbeau noir, à la tête penchée sur le côté qui cligne de l’oeil, motif récurrent dans l’ouvrage, rappelle la mouette grise à l’oeil fixe et rond du roman Le Voyeur.
La poésie de l’écriture
Le sens du calendrier aux senteurs de Nouveau Roman exhale aussi un parfum poétique donnant à voir des tableaux légers, diaphanes, lumineux, fugitifs, « Volutes étincelante ou gribouillis flageolants se dessinent, sous les constellations que la Seine dans ses reflets emporte », des souvenirs brouillés dans des rythmes ternaires lyriques, « Il est flou maintenant. Comme un visage à la fenêtre quand il pleut, comme un visage dans ses larmes ou les nôtres, comme un visage dans le souvenir s’efface », des paysages mirages dans des métaphores oniriques, « émerveillement et apaisement devant la chute au ralenti des flocons, étoiles tombées du ciel ». La narratrice charme, dans le sens étymologique du verbe, le lecteur. Elle l’emporte dans des envolées burlesques de l’imaginaire (« va-t-elle décoller en emportant le boucher ou la caissière sur le dos du cochon au-dessus de la ville, hurlant de joie ? », dans des rythmes nostalgiques de comptines avec des verbes post-posés (« Au pays de ma grand-mère, un jour j’irai »). Tous ces passages poétiques traversés d’une musicalité variée entraînent le lecteur dans une sorte d’extratemporalité. Enchantement poétique, enchantement de l’imaginaire et de la réalité, foisonnement culturel – avec de nombreuses références littéraires, philosophiques… (« Sans aller jusqu’à exiger un minimum de nature pour nous bercer chaudement », « L’eau et les rêves, bien sûr ») – se tressent pour le plus grand plaisir du lecteur embarqué dans l’aventure de l’écriture et le plaisir du texte.
Des registres dosés avec délicatesse
Un ton tout à la fois sérieux et léger se dégage au fil des pages de l’ouvrage de Nathalie Léger-Cresson, Le sens du calendrier. L’auteure trouve toujours la bonne distance par rapport à sa narration, dosant avec délicatesse les registres, ancrant progressivement vers la fin de l’ouvrage, ses mots dans la réalité de l’année 2019-2020, donnant de plus en plus sa voix à entendre.
Le monde contemporain
Le monde et ses tares sont de plus en plus dits : Notre-Dame et l’Australie en feu, la misère des sans abris, «Tandis que sur les trottoirs des gens encore plus nombreux sont tombés, assis ou couchés, dehors ou dans une deux trois, mille tentes »), le terrorisme (« Quelques années plus tôt, disons par exemple en 2015 pour m’en tenir à Paris, des hommes à tête de rat seraient remontés des égouts, semant la terreur en couinant le nom d’un dieu, Gaga ou Baba, il faudra trouver »), la mer, lieu de plaisir devenu lieu de larmes, tombeau pathétique et tragique : « Des rafiots versent dans la mer des dizaines, des centaines, des milliers d’hommes de femmes d’enfants, bébés, entre Turquie et Grèce, entre Afrique du Nord et Italie. L’eau pleine de larmes et de nuit, ou de soleil comme nous l’avons aimée, s’engouffre dans leur bouche », la terrible situation climatique, la pandémie, le pangolin crucifié, martyrisé donnant sa vie pour sauver les hommes qui, malheureusement, ne changent pas, ne tirent pas de leçon de la crise sanitaire. On ne peut qu’être désabusés devant ce sombre constat : « Il nous restera les ours en peluche, les documentaires animaliers et les peintures préhistoriques ». Le Sens du calendrier embarque le lecteur en pleine surfiction. En effet, l’écriture de Nathalie Léger-Cresson appartient à cette nouvelle forme de fiction, (dont le concept a été finalisé par Federman), « non pas parce qu’elle imite la réalité mais parce qu’elle étale au grand jour l’aspect fictif de la réalité » (1).
L’humour
La réalité dépasse parfois l’imaginable et la fiction. Malgré des faits souvent sombres, malgré la souffrance due à la rupture produite quatre ans avant l’été 2004 où elle commence à écrire aux toi multiples, la narratrice ne s’abandonne pas à la tristesse. Des touches d’humour, clins d’oeil complices au lecteur, ponctuent son écriture, révélatrices de sa vivacité d’esprit, de la légèreté de ses relations avec son amant comme, par exemple, lorsqu’elle compare ses irruptions à la fuite d’un jeune chevreuil observé dans la nature : « ce jeune chevreuil (…) m’a bien vue mais pas identifiée comme une dangereuse humaine. Un bon moment, avant de se ressaisir et filer comme une flèche. J’ai d’ailleurs la même impression avec cet amant grand et gros, qui fait dans mon existence des irruptions tonitruantes », lorsqu’elle l’assimile à un ours blanc : « ça tombait bien car l’amant gros et grand resurgit ce même dimanche avec les premières pâquerettes, à la façon gracieuse et intrépide des ours blancs » ou dans cette satire gentille et ludique pour dire une fois de plus ses visites erratiques : « En plus quand il fait gris l’amant s’éclipse derrière les nuages, pour ramener sa fraise au premier rayon, à croire qu’il tourne à l’énergie solaire ». L’humour permet de prendre du recul par rapport à la réalité, de l’accepter. A la fin de l’ouvrage, La narratrice, atteinte de pelade, feint la naïveté, prétendant croire que le confinement du à la pandémie de coronavirus a lieu par solidarité avec elle : « Un tel élan de solidarité envers moi…. Ça devient excessif ». L’humour aide l’humain à accepter sa condition temporelle.
Comme dans son précédent ouvrage, A vous qui avant nous vivez, Le sens du calendrier de Nathalie Léger-Cresson possède une forme et une écriture originales, novatrices. Tissant discours, prose narrative ou en vers libres, graphies différentes, réflexions personnelles, philosophiques, étymologiques, recherche de la complicité avec le lecteur, Nathalie Léger-Cresson joue habilement avec les codes littéraires. Elle possède le pouvoir d’étonner qui est la définition même de l’Art. Seule une maison d’édition exigeante, véritable laboratoire de recherche d’écrits avant-gardistes et précurseurs, comme les Editions Des femmes Antoinette Fouque, peut offrir au lecteur cette merveilleuse aventure littéraire.
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