Le Roman du parfum
Pascal Marmet
(éditions du Rocher, 2012)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Le Roman du parfum de Pascal Marmet, ouvrage polyphonique, véritable cocktail de sensations, bâti à coups de pulvérisations de fragrances florales, se lit « avec ivresse et lente gourmandise » (Baudelaire).
Cet ouvrage se fonde sur le réel tout en mêlant les types et les genres de textes. Il passe du récit à la troisième personne du singulier au discours à la première personne en donnant la parole à Sabrina, Tony Curtis ou à l’auteur, narrateur et personnage, Pascal Marmet lui-même. Tout à la fois historique et documentaire, ce roman narre avec rigueur et soin la genèse millénaire du parfum de l’Antiquité à nos jours, expliquant l’évolution et les bouleversements de sa conception à travers les siècles et les pays afin d’instruire le lecteur: « « L’apparition du parfum en Méditerranée occidentale est liée à l’avènement des grandes civilisations antiques : grecque, latine, étrusque ou carthaginoise … ». Signe de raffinement, de distinction, curatif, déodorant corporel, érotique, le parfum possède différentes fonctions. Banni ou adoré, selon les périodes, il est désormais objet de marketing.
Les nombreuses références à la vie de l’acteur américain Tony Curtis données à la faveur de maintes rétrospectives font aussi du Roman du parfum un ouvrage biographique et sociologique, « improbable duo où parfum et cinéma s’entremêlent, restituant à fleur de peau conversations et impressions olfactives », révélant l’Amérique des années trente, l’antisémitisme, la violence et la haine auxquels se heurta le jeune Bernie, futur Tony Curtis : « …les autres le poursuivaient en hurlant leurs injures antisémites et en brandissant des manches à balai ».
Le roman du parfum donne à vivre également l’histoire de Sabrina, l’héroïne de l’ouvrage. Sabrina est une jolie jeune femme de vingt trois ans recevant constamment de plein fouet les multiples effluves qui circulent autour d’elle. Son odorat toujours en éveil navigue entre l’attraction et la répulsion : « Sur mon arête nasale transformée en cymbale, chaque odeur beuglait sa haine sulfurique dissonante. Tout puait, tout empestait sauf les parfums délicats ». Reliée aux autres par leurs odeurs, «hors d’haleine, à l’hôtesse d’Air France suintant la crème à la rose musquée de Weleda, j’ai tendu mon sourire … ». ), elle sait distinguer, répertorier, analyser les différentes ambiances olfactives des lieux où elle évolue. Grâce à son odorat, elle brise les limites que la société lui avait imposées. La petite caissière « d’une horrible supérette de quartier » devient un « nez », personne aux immenses talents tus, inconnue du public : « le nom des nez n’apparaît pas. ». Elle rencontre alors les plus grands de ce monde, (Michel Roudnitska, le compositeur de Femme de Rochas, Eau d’Hermès, de Diorissimo et d’Eau Sauvage », « Mona di Orio (…) l’artisane poétesse qui avait révélé au public Les Nom d’Or, Lux, Carnation, Nuit noire, des classiques devenus références »), le succès et l’amour. Elle accède à la plénitude de la vie. Elle existe : « Moi, avant je n’existais pas ». La distance entre les êtres et la nature diminue pour elle avec les effluves. Elle ne sent pas seulement le monde environnant, mais elle le pénètre et le connaît. Le parfum est l’instrument d’un contact direct avec l’autre. Par l’odorat, elle ressent avec acuité le retentissement des choses, des pulsions et l’amour : « Plongeant ses yeux en moi, Lionel a posé ses lèvres sur les miennes. De toute sa bouche au goût et à l’odeur de mon plaisir, ce baiser fut comme faire l’amour sur un lit de pétales de roses. C’était si bien que je suis instantanément tombée amoureuse. »
Dans ce roman qui fait évoluer avec délice le lecteur dans un univers de sensations, le narrateur tricote les registres. L’humour ébrèche le sérieux des analyses : « Je rayonnais. Entendez par là que jevidais les cartons… », « tapie au fond d’un puits de doutes avec des yeux cernés tel un panda en captivité », « j’en suis restée comme la clochette du muguet : muette »… Le renouvellement des clichés avec la métaphore des épices – une dame « aux cheveux de sel et de poivre » – traduit le constant plaisir de la sensation. Les bouquets d’odeurs mènent au vertige « Une aube de lune décroissante, je me suis promenée dans les champs de fleurs. Je m’y suis évanouie. Mon corps gisait dans un lit de pétale. Les couleurs et les entêtantes halenées avaient atteint mon âme ») et à la poésie. L’écriture du parfum est donnée avec des métaphores musicales, « Et à la moindre fausse note, ma partition se fait volatile », « vos fleurs sont joyeuses, et vos arbres chantent les louanges de leur jardinier adoré », des synesthésies : « Sur mes lèvres asséchées, un vent chaud déposa une perle de mandarine, un zeste de citron révélé par une bouffée de ma sueur. En me retournant, un effluve de pin du Canada enflamma ma gorge ». Le goût, le sucré, l’acide, le toucher, la brûlure, la vue, se mêlent. Le parfum se minéralise en devenant « perle », bijou précieux et lumineux. Les sensations sont transposées : « Il y a du Vermeer dans la méticulosité de votre approche », métamorphosant l’odorat en tableau de maître. Les sensations dérivent pour donner une expérience quasiment érotique. Il y a toute une sublimation de la sensation, espèce d’expérience mystique.
A la faveur de l’hyperesthésie de Sabrina, le narrateur effectue une topographie des parfums, instruments d’un contact direct avec autrui. Il montre que la sensation est historique et qu’elle permet un dépaysement à la fois rigoureux et onirique.
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