Le Double
Davide Cali – Claudia Palmarucci
Editions Notari (2015)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Comme toujours, les Editions Notari allient l’esthétique de l’objet livre à la richesse et à la profondeur de la réflexion. Le Double de l’écrivain Davide Cali et de l’illustratrice Claudia Palmarucci absorbe et transmet la Culture passée et présente – historique, sociologique, littéraire, picturale – afin de la transformer, de la sublimer. Le plaisir du texte s’accompagne du plaisir de décoder les images et le récit. Rien n’est gratuit. Plusieurs niveaux de lecture s’offrent au lecteur. Le texte et les images se relient sans cesse à d’autres œuvres dans un discours qui n’a rien d’innocent.
Xavier, le narrateur et personnage principal « travaill ( e ) depuis peu dans le bureau d’une grande usine ». Progressivement la cadence du travail devient infernale : « Tous les mois, ils nous disaient qu’il fallait augmenter la production ». Les ouvriers doivent produire toujours plus, de plus en plus vite, sans comprendre ce qu’ils créent : « De temps en temps, je me rendais au secteur production pour voir les ouvriers qui montaient ces ‘choses’ … je ne sais même pas comment les nommer ». Ils fabriquent un objet qu’ils n’ont pas pensé, conçu. Ils ignorent en quoi il consiste, à quoi leurs gestes répétitifs aboutiront. Leur travail est dépourvu de sens : « Je ne saurais pas expliquer exactement ce que l’on faisait, mais on était tous très occupés. ». Il s’agit d’un travail à la chaîne déshumanisant. L’entreprise recherche le profit à n’importe quel prix. Les auteurs critiquent tous les systèmes d’exploitation de l’homme : le taylorisme, le fayolisme, le stakhanovisme et le fordisme qui, lui, essaie d’améliorer le sort des ouvriers. En effet, Monsieur Chardonnay, le paternaliste patron de Xavier, envoie ce dernier dans une espèce de « salon de beauté » pour qu’il se relaxe, se détende, oublie sa fatigue. Mais Xavier qui n’a pas perdu son sens de l’observation constate l’inconcevable : « Je sais, c’est une histoire étrange, un peu mystérieuse, mais c’est ainsi que tout se déroula ». Il se trouve face à son double : « un jumeau », « un double parfait » qui le remplacera chez lui pour « passer l’aspirateur (…) téléphoner à (sa) maman pour (son) anniversaire, (…) récupérer le linge à la laverie (…) ». Afin que la production s’intensifie, le patronat, jouant au démiurge démoniaque, a créé des doubles, des clones de chaque salarié. Désormais l’Homme n’est plus un être libre, unique, issu de deux êtres humains, il se réduit à ses cellules. Plongé dans un univers absurde, désorienté, Xavier perd ses repères : « Je croyais que c’était mon double, mais si c’était plutôt le contraire ». Il s’enfuit. Mais quelle fuite choisit-il réellement ? La vente de crêpes vers la mer ou la folie comme peut le laisser craindre la dernière image proposant le portrait d’un homme coiffé d’un bonnet blanc et vêtu d’une blouse blanche sur laquelle se trouvent les initiales « CP », clinique psychiatrique ? En effet, un travail excessif peut mener à la folie. Géricault dont les tableaux hantent l’ouvrage n’a-t-il pas sombré dans la dépression après avoir réalisé LE RADEAU DE LA MEDUSE, peinture demandant temps et efforts ?
A la richesse de la critique sociale, s’ajoute la beauté des illustrations réalistes plongeant le lecteur dans le début du XXe siècle ou du XIXe avec des imitations réussies de Géricault comme La Folle ou Le Fou aliéné. Des clins d’œil picturaux (la référence à des malades mentaux), littéraires et humoristiques sertissent les pages de l’ouvrage : le renvoi au mythe de Sisyphe avec un ouvrier roulant un énorme rocher sur lequel trône un patron, sous l’œil de Dieu ? , le détournement de la citation de Camus : « Créer, c’est vivre deux fois », le sigle cousu sur les blouses des ouvrières, des brins de muguets (en référence au premier mai, la fête du travail. Dans l’ouvrage, les êtres humains vivent pour travailler au lieu de travailler pour vivre), brins de muguets placés dans des salières afin que le sel, exhausteur de goût, pimente leur vie insipide.
L’ouvrage de Davide Cali et Claudia Palmarucci est un véritable chef d’œuvre destiné tout à la fois aux adultes amateurs de bandes dessinées originales et intelligentes, aimant décrypter des indices, qu’aux enfants amoureux de la beauté des images et de contes fantastiques.
LE DOUBLE : un beau livre, de belles images. Une chronique d’une grande richesse