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Le Contrat

26/03/2022 | Livres | 1 commentaire

Le Contrat
Ella Balaert
des femmes-Antoinette Fouque (2022)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

Le Contrat (Ella Belaert) Dans Le Contrat  d’Ella Balaert,  les mots, subtilement et audacieusement manipulés, aboutissent, dans des envolées lumineuses ou mortifères, réalistes ou poétiques,  teintées d’humour,  à l’illusion référentielle. La réalité et la fiction se tissent, entrelacs ténus, fines dentelles, donnant naissance à des tranches de vie, à des flux de conscience voguant sur la ligne de crête du réel et de l’irréel, de l’être et du paraître, dans le cadre d’une esthétique et d’une sensibilité baroques, dans des jeux de masques et d’identités plurielles, de mises en abyme d’histoires.

  Un roman polyphonique

Ce roman polyphonique englobe plusieurs personnages  se croisant dans le même immeuble du « 7 bis place Saint-Michel » et alternant au fil des chapitres  dans lesquels le lecteur suit les pensées, les ressentis, entend les monologues intérieurs.  L’héroïne principale, Marie-Madeleine, élégante octogénaire malicieuse, jamais dupe, « s’amusant de la naïveté de tous ses proches », déambulant en fauteuil roulant, le visage à demi caché par un masque vénitien, écoute et chantonne toute la journée des airs d’opérettes. Une tendre et espiègle complicité l’unit à sa petite-fille Gwenaëlle, « une jeune fille de seize ans, aux cheveux  blonds très courts sur la nuque, deux mèches bleues encadrant son joli visage encore un peu poupon » soucieuse de cette aïeule tendrement et facétieusement aimée. Au-dessus de l’appartement de l’espiègle vieille dame, au cinquième, se trouve « le studio », « en réalité une chambre de bonne » d’Achard Lebrument. Ce dernier tourne « une série de très courtes vidéos qu’il diffuse ensuite sur sa chaîne YouTube ». Deux comédiens, Nadège et Louis animent cette série ravissant grandement le public. Pour financer ses deux acteurs et sa maquilleuse, Achard travaille comme intérimaire dans le bâtiment les après-midi. Le hasard omniprésent, – le destin, la fatalité,  une coïncidence –   lui permet de rencontrer Marie-Madeleine. Venant de licencier sa dame de compagnie, elle recherche quelqu’un pour l’accompagner la journée, lui apporter des informations sur la société qu’elle ne fréquente plus. Tout ce petit monde se côtoie. Leurs histoires s’entremêlent perçues à travers leurs  différentes visions, leurs différents ressentis.  Ces personnages se jouent tous une espèce de comédie, se mentent, dissimulent. Ils avancent masqués au propre (comme Marie-Madeleine) et au figuré.  Ils exécutent  des rôles : « Nous sommes tous des acteurs sous nos masques ». Les apparences sont trompeuses : « Je ne suis pas ce que l’on pense / Je ne suis pas ce que l’on dit … ». Il ne faut pas  toujours se fier à ce que l’on voit. Des zones d’ombre, des secrets assombrissent ou égaient l’univers intime de ces acteurs de la pièce de théâtre qu’est la vie. Un marché de dupe les lie.

Un roman puzzle

 En parallèle et en confluence s’imbriquent d’autres intrigues. Plusieurs histoires s’entrecroisent. Le lecteur découvrira ultérieurement qu’elles sont aussi intimement liées à  Marie-Madeleine, ex-infirmière, militante en faveur des femmes, rédactrice, dans les années 1970, d’articles dans la revue Mademoiselle Age tendre. L’ouvrage se fait alors puzzle avec des histoires à la mise en abyme subtilement orchestrée, matriochkas unissant plusieurs générations de femmes réelles ou issues de l’imagination créatrice d’écrivaines, en quête de narrations et de personnages,  parfois captives de l’angoisse de la feuille blanche comme  Jeanne, (Coline, Renée ? ) professeure d’allemand et autrice désormais en mal d’inspiration, souffrant depuis quelque temps d’aridité créatrice. Mère de Jules, un adolescent,  cette quarantenaire dépourvue de confiance en elle, terne, passive, velléitaire, rencontre dans un salon littéraire, Christophe Lambert, un dandy à la mise originale et distinguée, « qui travaille chez (un) éditeur depuis vingt-six ans (…)  (et qui) connaît les ficelles du métier ». Il a  décidé de fonder sa propre maison d’édition, « Les Editions Thanatographes », après le décès de son ami d’enfance Pierre Camus afin d’éditer son ultime ouvrage puis ceux d’autres écrivains en fin de vie ou en essoufflement créatif.  « Romancier à succès », Pierre Camus  est décédé brutalement dans un accident de voiture alors qu’il apportait « ‘dédicacé à l’ami de toujours’, la dernière version de son dernier roman ». Lors du salon littéraire, d’emblée la rencontre, – une rencontre olfactive envoûtante pour Jeanne, frappée par le parfum qui enveloppe Christophe (« Jeanne feint de s’absorber dans la découverte du roman de Pierre. En réalité, elle hume le parfum de l’homme qui se tient debout derrière le stand. Une fragrance délicate, dont elle s’imprègne par petites inspirations rapprochées ») –  entre le cynique excentrique et la femme terne devient entente aux connotations mi-amicales, mi-amoureuses et  diaboliques : « Il sent qu’elle est prête pour le grand saut. Depuis peu, il l’appelle Faustine, dans ses messages, ma Faustine, très chère Faustine, et cela ne la rassure pas, car si elle est Faustine, il est Méphistophélès, fait d’ombre et qui fuit la lumière ».  Après avoir fait plus ample connaissance, l’éditeur  demande à l’autrice d’écrire « un ultime ouvrage, apothéose de (son) existence ». Après un temps d’hésitation et de réflexion, elle signe le contrat, tout comme Marie-Madeleine signera aussi celui proposé par Achard.

Un roman novateur

Dans Le Contrat d’Ella Balaert, roman novateur où cohabitent une pluralité de voix et d’actions, qui passe sans transition du débarquement américain  en Normandie – débarquement, certes salvateur, mais surtout mortifère et destructeur, vu à travers le regard d’une fillette violée par un « vainqueur » ou « un perdant » –  aux années 2020 , « une ère de cruauté impitoyable » comme le dit Achard, « une époque dépourvue d’âme »,  entachée par une pandémie virale, l’écriture est jeu. Ella Balaert joue avec l’espace textuel, donnant à lire des phrases inachevées,  concrétisation de l’élan interrompu des personnages  (elle « bondit au pied du  / – Patins ! / Coupée dans son élan », « elle se dirige  vers  le / – Parquet ! / vers le fauteuil de  la vieille dame »), de leurs interrogations,  de leurs actions, suspendant leurs réflexions par des parenthèses évoquant leurs mouvements (« Elle attrape une robe d’un bleu ciel sans nuage, et entreprend de l’enfiler, ravie de sa décision, car faute de cette complétude, l’amour est deux fois insatisfaisant – et sa robe, en plus, un peu étroite : au niveau individuel (Nadège passe avec difficulté le bras droit dans une manche), si  le corps se désunit de l’âme en un des deux amants, soit le corps jouit mais la tête est ailleurs (….) »), donnant le fil discontinu de leurs pensées dans certains paragraphes  dont le début est dépourvu de majuscule, succession d’idées décousues, (« si j’allais à la piscine cet aprèm, //// donc sans qu’elle l’ai voulu au contraire, /// ne souhaitant pas y aller (….) ») où le  temps de la fiction et le temps de la narration se superposent. Ella Balaert joue avec la présentation textuelle, avec la graphie, donnant à lire le programme mortifère de Christophe, les colonnes où Jeanne «  trace une ligne entre réel et irréel, à la recherche d’un point d’ancrage auquel s’arrimer », un article du journal Ouest-France… Elle joue avec les mots et les phrases, (« c’est de la catharsis, ça mon Christophe, que dis-je, de la catharsept, dix, de la catharcent,(…) », « Gwenaëlle ça ne me paît pas, ça m’exclut, si encore c’était Gwenàmoi, mais à elle, non, surtout pas à elle »), avec des expressions, entrant en connivence amusée avec le lecteur,  semant de la sorte des indices dans une espèce de jeu de piste implicite, roman policier qui ne dit pas son nom. Des expressions transformées (« la maculée conception », « ceci est mon encre, ceci sort de mon corps »), des images, un lexique religieux ambivalent, désacralisé, travesti (Tout est jeu de masque, déguisement dans l’ouvrage. L’écriture aussi avance masquée ! ) coloré d’humour circule dans ce roman sous le signe de la trinité, du magique et évangélique chiffre trois : trois parties dans lesquelles sont intercalées trois « parenthèses », la présence de plusieurs trios : Nadège, Louis et Achard, Marie-Madeleine, Gwenaëlle et Achard, « trois générations de femmes », trinités ludiques a-religieuses. Clins d’oeil pleins d’humour. Jeux sur le sens.  Le prénom « Marie-Madeleine » n’est-il pas celui de celle qui lava les pieds du Christ ?  Le religieux se présente masqué tricoté à la mythologie. Il n’est pas gratuit  que la vieille dame surnomme Achard, « le pélican ». Certes à cause de son physique d’ « homme très allongé, des jambes d’échassier sous un torse maigre et un long cou grêle au-dessus ».  Mais le héron n’est-il pas lié,  dans l’art du Moyen-Age, dans la religion et la mythologie, au phénix, deux symboles cycliques ?   N’oublions pas que « le silence du phénix » est le titre de la dernière partie du roman. Le thème  de l’éternel retour et du temps, omniprésents, tissent ressenti et mythologie avec « Chronos, le dieu du temps des horloges et des montres » et « Kairos, le dieu des temps opportuns et des occasions favorables ».

Ella Balaert est emportée par le plaisir de l’écriture. Elle donne naissance à des lieux et à des personnages plus vrais que nature, êtres réels et êtres fictifs se confondant. Dans cet ouvrage qui pénètre leurs états subjectifs et intimes, leurs débats intérieurs, les personnages  très vivants, remplis d’épaisseur, peints à traits précis, dotés d’une forte et dense personnalité,  vibrent intensément au fil des pages, mus par l’imprévisibilité de la vie authentique ou feinte. Et dans cet univers où les êtres se heurtent à des difficultés, la joie et l’espoir l’emportent finalement.

Un roman multiple

Le Contrat,   ancré dans notre époque, bien structuré, aux nombreux clins d’oeil culturels (références à Nerval, Bernard Buffet, Diderot, Pessoa qui  écrivait « sous pleins de noms différents »….), ne se contente pas simplement de raconter les histoires captivantes d’une narratrice qui, tout en faisant éclater la narration,  pique la curiosité et l’intérêt du lecteur, le maintient en haleine avec un suspense subtile.  C’est aussi une réflexion sur la vie et ses secrets, sur les non-dits, la liberté se heurtant au destin, la création littéraire, le rôle des mots, leur pouvoir. C’est une réflexion  sur les difficiles rapports entre les écrivains et leur éditeur, sur le temps et ses mystères, sur la vie et la mort, sur l’opposition entre le moi profond et le moi apparent, le tout transfiguré par l’écriture poétique de l’écrivaine dont l’imagination colore le réel de beauté et de mystère éclairé par l’astre sélène.

 L’astre sélène

 La lune, mesure du temps,  présente sur la première de couverture de l’ouvrage, une huile sur toile de Vera Pagava, « La lune rousse »,  hante les esprits, veille sur les personnages. « Astre féminin » dont les cycles se synchronisent à ceux des femmes, elle est  l’amie et la complice de Marie-Madeleine depuis sa plus tendre enfance : « Ce que Marie-Madeleine doit à la Lune, elle le sent depuis l’enfance, depuis sa première marée menstruelle, ce soir de pleine lune où elle sentit pour la première fois descendre son sang en bouillons rougissants qui ensuite, chaque mois durant quarante années, avec la même régularité que le retour de la pansélène, la laissaient exsangue dans l’attente de l’intime ressac ». La lune influence non seulement les états d’âme des humains mais aussi l’humeur des animaux (« l’influence de la lune sur l’humeur d’un troupeau »). « Cette « reine de la nuit », « mystérieuse », inconstante (« Vois-tu petite, la lune, c’est le changement, c’est la métamorphose, c’est un masque, un Pierrot de pierre dont on voit tantôt la face et tantôt le profil avant son discret effacement … »), symbole de l’éternel retour (Elle (…) « reprend son dialogue avec la Lune. On est bien pareilles, toi et moi… sauf que toi, tu meurs trois jours mais tu renais ensuite. Alors que moi, quand je mourrai, bien lunée, mal lunée, ce sera pour de bon ») baigne  et illumine les décors de sa pâle lumière, touche poétique précieuse, révélatrice de l’esthétique des décors et des êtres : dans la phrase  « «les muscles saillants de ses épaules ruisselantes brillent sous la lune », la beauté du corps masculin sculpté, plongé de nuit dans l’univers marin, est exaltée par le chatoiement lunaire.

 Le Contrat d’Ella Balaert renouvelle le genre romanesque.  Ouvrage original  d’une grande richesse, chargé de sens,  il est tout à la fois une invitation au rêve, au plaisir et à la réflexion.  Une fois de plus les Editions des femmes-Antoinette Fouque proposent au lecteur enthousiasmé, au sens étymologique du terme, par le souffle de l’écriture d’Ella Balaert, un texte très fort d’une immense qualité.

A lire aussi de la même autrice :
Poissons rouges et autres bêtes féroces

1 Commentaire

  1. Balaert

    Merci, Annie amie des Muses, pour cette chronique sensible et cultivée !
    Ella Balaert

    Réponse

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