Le Choix de Bilal
A.S Lamarzelle
L’Astre Bleu Hélium (Décembre 2018)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Le Choix de Bilal, fiction réaliste, sociologique et ethnographique proche du polar, fondée sur le réel et l’expérience professionnelle d’A.S. Lamarzelle, magistrate ayant exercé le métier de juge d’instruction, plonge le lecteur dans la vie intime d’une cité et dans l’univers d’un petit délinquant, Bilal, beau trentenaire aux yeux verts, sympathique, ne faisant ni projet ni choix, vivant dans l’instant présent.
Bilal évolue dans la cité ironiquement nommée L’Avenir où « de multiples origines (se) côto (ient), (…) une mosaïque de couleurs, de modes, de costumes, de coiffures et de genres (…) ». Cette diversité culturelle mais aussi ce qui l’entoure et ce qu’elle signifie – cité réelle et cité fantasmée – effraient une certaine bourgeoisie peu ouverte d’esprit comme les parents de Marie (« En dépit d’une intelligence certaine, son père et sa mère étaient embourbés dans des préjugés hors d’âge. Ils étaient animés d’une sorte de racisme discret qui leur faisait poser un regard condescendant et teinté de méfiance à l’égard de toute personne à la peau foncée issue d’un quartier défavorisé… »), la jeune voisine de Bilal. Marie, expert-comptable a fait le choix militant d’habiter dans cette cité : « On nous parlait des trafics, de la drogue, de la violence. Mais nous, on voyait tout le reste : la proximité, la solidarité, la diversité, la vie dans les immeubles, dans la rue ». En effet, la jeune femme n’a pas une vision restrictive et négative de la banlieue détentrice, malgré sa misère, ses délits, de potentiels humains d’une grande richesse. Marie s’est liée d’amitié avec Christelle, la mère de Bilal. Christelle, femme fragile, dépressive, brisée depuis que son mari l’a quittée pour partir en Algérie, a élevé seule, malaisément, sans avoir vraiment « rempli son rôle » ses deux fils : Fouad qui a réussi et Bilal, en rupture avec le monde du travail. Le cadet, un garçon introverti intelligent, aimant lire (« (…) les livres qu’il dévorait chez lui, autant pour fuir sa mère que parce qu’il y prenait du plaisir »), serviable, « inspira (nt) une forme de crainte mêlée de respect » dans sa cité, mais dépourvu de qualification professionnelle et d’ambition, ayant de surcroît intériorisé le regard que certains portent sur les Arabes et les habitants des banlieues : « Tu sais bien qu’il n’y a pas de boulot pour les Arabes de l’Avenir ». Sans l’espoir d’une promotion sociale, se sentant exclu, ce jeune qui n’a jamais quitté sa cité (« Bilal, lui, n’était allé nulle part ». ), comme beaucoup d’autres, évolue dans la vie avec un lourd handicap.
Bilal déambule dans une société de consommation devenue une société de frustration : son absence de revenus l’exclut, lui et ses copains, d’une abondance mensongère et illusoire. Ces jeunes de la cité de l’Avenir qui se connaissent tous vivent de trafics différents. Ils ont leurs codes, leurs règles, leur bande. Ils investissent la rue, non plus lieu de passage, mais point de jonction, lieu de rencontres. Bilal appartient à un petit groupe de copains, Grégory et Hakim. Le trio appâté par le gain, rêvant de changer de vie, commet un braquage qui tourne mal dans un magasin du quartier : une jeune caissière, mère de famille, meurt une quinzaine de jours plus tard laissant un veuf effondré.
Désormais riche, Bilal ambitionne simplement d’avoir une moto et de partir en Thaïllande afin de découvrir « des villes incroyables, mélanges de modernité et de tradition, des toits en dentelle, du riz gluant, des plats épicés, des filles brunes aux longs yeux rêveurs et de superbes paysages ». Ses copains et lui, « nourris du fol espoir de voir enfin leur vie changer grâce à ces billets qui les attendaient, se sentaient plus heureux que jamais dans cette même cité qui les avait connus insatisfaits et impatients ». La prévision d’un bel avenir leur permet de jouir désormais, comme cela ne leur est jamais arrivé, du bonheur tout simple du moment comme savourer « les odeurs de menthe et de citronnelle sauvages qui poussaient spontanément en bordure du moindre coin de pelouse (…) ». En attendant, le trio ne touche pas à l’argent bien caché.
Des investigations policières ont lieu. Mais il n’existe aucune preuve matérielle contre qui que ce soit. En outre, il n’y a aucun témoin. La police qui ne comprend rien aux habitants de la cité, où règnent la loi du silence et la loi du plus fort, investit le quartier. Or à cause de cette présence, le marché de la drogue périclite au grand dam des dealers. Joël Droua, un homme violent, un drogué, un trafiquant, mais aussi un indicateur, menace Bilal conçu comme une « balance », ironie de la situation, après avoir osé le dénoncer suite à l’agression de Marie. Un bouc émissaire s’impose et c’est Bilal qui est désigné : « Pour faire cesser les luttes intestines qui rongeaient la cité depuis plusieurs semaines, il fallait un coupable. Un homme qui porte la responsabilité du fléau, fédérant les autres contre lui. Bilal avait été choisi ». L’existence de Bilal change alors. Il se retrouve isolé et menacé dans la cité. Désormais le jeune homme va devoir faire des choix dont celui de se dénoncer, d’où le titre de l’ouvrage. Poussé par la malveillance, l’hostilité, la violence de Joël Droua et de sa bande, après que son appartement ait été vandalisé, sa mère intimidée, il se signale à la police comme l’auteur de l’attaque à main armée.
Thierry, « un ancien de la Brigade des stupéfiants », entretenant des rapports quasiment filiaux avec Joël Droua, son « indic », se laisse manipuler. Bilal est livré à la justice pour permettre aux trafiquants et aux plus virulents de continuer à subsister. Un procès a lieu, alors que « si Bilal ne s’était pas dénoncé, il n’y aurait pas eu de procès » ! De surcroît, « le procès était tronqué, dévoilant une justice imparfaite et limitée, quand on l’aurait voulue grandiose et irréprochable ». La Justice n’existe pas vraiment. Bilal fait penser à l’âne, sacrifié, dans « les animaux malades de la peste » de La Fontaine. De même, ce jeune homme étranger à son procès (« il se sentait étranger à ce qui se jouait devant lui »), confronté à l’absurdité des événements, à l’hostilité, rappelle,- les souffrances et la sensibilité en plus -, Meursault, l’anti héros camusien de L’Etranger. Ces références implicites à des écrivains du XVIIe et du XXe siècle enrichissent l’ouvrage d’ A.S Lamarzelle comme autant de clins d’oeil de connivence lancés au lecteur, attestant de surcroît de ses qualités d’écrivaine .
Dans Le Choix de Bilal, roman humaniste dépourvu de manichéisme où se côtoient policiers, délinquants et habitants des banlieues, A. S. Lamarzelle brosse, à traits précis, le portrait de personnages complexes et attachants, donnant à voir leurs tics révélateurs de leur ressenti du moment : l’auto- satisfaction de Bilal lorsqu’il « gonfle (…) ses biceps devant le miroir, en relevant un sourcil » ou son inquiétude, son angoisse lorsqu’il se frotte les tempes à plusieurs reprises. La focalisation interne, le style indirect libre révèlent les pensées, les interrogations, les émotions des protagonistes. La cité au coeur de laquelle plonge le lecteur est simultanément toile de fond et personnage à part entière. A fois métonymie quand elle désigne ses habitants et femme coquette, quand, personnifiée, elle « se montr (e) à son avantage, parsemée de massifs encore fleuris (…) » ou femme meurtrie, humiliée, « piétinée, profanée, violée » lorsque les policiers la fréquentent. L’auteure permet de comprendre, en la révélant de l’intérieur, avec sensibilité et humanité, la vie des cités. Elle dévoile, sans dénoncer ni blâmer, avec beaucoup de tact, les problèmes des cités, les tares et les dysfonctionnements de la justice. Elle décrit la complexité humaine et montre qu’il faut toujours garder confiance : Grégory change de vie, Bilal évolue. Psychologue, sociologue, ethnologue, écrivaine dotée d’une grande dimension humaine, A. S. Lamarzelle, dans ce premier roman, embarque le lecteur dans une histoire émouvante dotée d’une intrigue solidement construite où se mêle aussi le suspens. Cette plongée au coeur de la cité est une excellente façon de susciter la réflexion du lecteur, de lutter contre les représentations et les préjugés.
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