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Le chaudron militaire turc

21/10/2023 | Livres | 0 commentaires

Le chaudron militaire turc
Pinar Selek
Editions des femmes Antoinette Fouque (2023)

Par Annie Forest-Abou Mansour

Pinar Selek : Le chaudron militaire turc Une résistante

Pinar Selek, sociologue, écrivaine, féministe, antimilitariste, humaniste, est exilée en France après avoir été emprisonnée, torturée, accusée à tort de terrorisme par le répressif pouvoir turc qui honnit tout ce qu’elle symbolise : la féminité intellectuelle, pensante, résistante. En  2007, elle mène une enquête auprès de soixante-dix-neuf hommes de différents âges et de différentes classes sociales sur leur expérience du service militaire. Suite à ces entretiens, un livre paraît, intitulé Service militaire en Turquie et la construction de la classe de sexe dominante. Devenir homme en rampant. Quatre mois après la publication, l’autrice doit fuir la Turquie, son livre étant considéré comme une offense au pouvoir. Actuellement, elle est toujours « sous le coup d’un mandat d’arrêt international délivré à son encontre par les autorités turques ». Un nouveau procès a eu lieu le 29 septembre 2023. Pinar Selek continue à se battre et à résister.

Dépersonnaliser, soumettre, rendre violents

Voulant approfondir sa réflexion, Pinar Selek produit un autre ouvrage, Le chaudron militaire turc, titre métaphorique emprunté au lexique des soldats : « Ali D. nous confie s’être senti comme un poisson évidé et jeté dans la poêle. D’ailleurs ‘tout le monde cuit dans le même chaudron…’, disent-ils et c’est ainsi que commence leur cuisson. La caserne devient un chaudron ». La métaphore filée de la cuisson circule dans tout l’essai : « Les cuire ensemble, c’est les annihiler ». Le service militaire turc a, en effet,  pour objectif de conditionner de jeunes hommes,  de les dépersonnaliser, de les humilier afin de les soumettre au pouvoir et de les rendre violents.

Observer pour comprendre

Rakel Dink, épouse d’un journaliste arménien, Hrant Dink, abattu par un nationaliste turc  avait dit à Pinar Selek : « Rien ne se fera  (…) sans sonder les ténèbres qui font d’un bébé un assassin ». La sociologue réfléchit alors aux mécanismes sociaux et politiques qui transforment un être humain en sujet violent. Elle mène des enquêtesrencontre des journalistes, lit des ouvrages philosophiques de grands intellectuels comme Hannah Arendt, Simone Weil, Michel Foucault, Gilles Deleuze, James Scott…,  observe,  pour comprendre cette violence, puis informer. Elle constate que « les causes économiques et politiques des guerres ne suffisent pas à comprendre ce qui les rend possibles ni comment elles parviennent à mobiliser les populations ». Elle peut ainsi mettre en lumière « la place fondamentale qu’occupe la reproduction de la masculinité dans l’organisation de la violence politique ainsi que dans la structuration nationaliste et militariste ».

Un conditionnement

Pinar Selek explique que les hommes sont « dressés » pour devenir conformes « au modèle de la masculinité hégémonique turque » dès leur plus jeune âge. De nombreux moyens sont mis en place pour les conditionner dès leur enfance. Ils doivent passer par six étapes qui vont s’ancrer dans leur imaginaire, leur conscient et leur inconscient, afin de devenir des mâles : la circoncision, la pénétration, le service militaire, l’entrée dans le monde du travail, le mariage, la paternité. La première violence faite au jeune garçon turc est la circoncision, moment d’angoisse, de douleur mais aussi de fierté : moment ambivalent où il entre dans l’univers de la masculinité. La circoncision baigne dans la violence : un « bélier est égorgé sous les yeux du petit garçon dont le front est aussitôt marqué du sang de la victime. Pour l’associer au meurtre ? Pour conjuguer ensemble le pénis et le sang ? ». La violence contre un animal, le plaisir de voir le sang couler, d’en sentir la chaleur sur son front, la violence associée au pénis. Pinar Selek part du réel, observe, constate.  Ce constat induit le lecteur à penser que cette violence qui intègre l’inconscient de l’enfant, laissant une trace ontologique, sera prête à rejaillir dans des circonstances extrêmes.  Il s’agirait de façon indirecte d’une espèce d’incitation au meurtre et au viol. L’image du pénis,  perçu comme une arme, circule dans tout l’ouvrage : « Sentiment de porter, entre mes cuisses, une arme capable d’assombrir la vie de tout le monde », « (…) manière dont la phallocratie construit la citoyenneté masculine, une citoyenneté armée, dotée d’une arme de destruction sous son ventre. Une arme qui fonctionne », « c’est lui (le pénis) qui devient bistouri »… Dans cette société, l’homme est avant tout un phallus mortifère. Le service militaire sera l’occasion de parfaire le conditionnement masculin. Les hommes soumis au sondage témoignent de leur vécu et expliquent les techniques de dépersonnalisation, d’infantilisation: la violence gratuite, les ordres absurdes subis…

Dans ce petit essai de quatre-vingt-dix-neuf pages, Pinar Selek, sans concession, relate les faits à la limite du soutenable, dévoilant une réalité inconnue de ceux qui ne l’ont pas vécue. Elle ne juge pas, elle dit, portant en même temps un regard rempli de sympathie,  d’empathie sur ces hommes meurtris qui ont subi la perversité du système militaire  (« Le képi de Müslüm tombe par terre et quand il se penche pour le reprendre, il reçoit un coup de pied dans les fesses et tombe à quatre pattes. Là, il se sent abruti », « Plusieurs ont rampé surtout à l’occasion de sanctions collectives ou individuelles. Sous la pluie, dans le froid, sous un soleil brûlant, sur les cailloux, sur le dos, à plat ventre, en slip seulement, jusqu’à être couverts de sang »…), qui ont été plongés dans ce chaudron belliqueux où « la violence est un ferment, (…) un banal moyen de communication ».  Elle montre leur souffrance, leur peur, leur honte. Pinar Selek expose les faits en les étayant de nombreux exemples circonstanciés, elle appuie ses analyses  sur des références philosophiques, des arguments d’autorité. Elle ne sombre pas dans la subjectivité et la passion.

Un essai sur les hommes ET les femmes

Le chaudron militaire turc est un livre sur les hommes mais pas seulement. En creux se trouvent les femmes. Au sommet de la page de la préface, en exergue le groupe nominal : »au souvenir des sœurs Mirabal », dédie l’ouvrage à ces jeunes femmes tuées par la force militaire. Et au détour de chaque page, la souffrance féminine est présente, souffrance de la femme dont le mari a été assassiné, souffrance de la jeune fille dont le sang doit couler pour prouver qu’elle est « respectable » et pour qu’elle devienne femme : « Tard dans la nuit, le drap maculé de sang est déposé sur le seuil de la porte (…) Sinon la mariée qui devrait saigner et ne saigne pas recevra les punitions les plus violentes », violence pouvant aller jusqu’à l’exécution, « pratique qui existe toujours même si elle est moins fréquente et interdite par la loi ». La sociologue dit non seulement la souffrance des femmes mais aussi leurs luttes. En outre, elle montre que la domination du plus fort sur le plus faible, la domination étatique agissent partout et que  » sans passer par le prisme du genre, il est impossible d’analyser les violences policières contre les pauvres, surtout non-Blancs, aux États-Unis ou en France. Les tireurs sont toujours des hommes ». Elle  étend ainsi son analyse aux sociétés où sévissent une économie néolibérale, une idéologie néoconservatrice. Le ferment bouillonne partout favorisant la banalisation de la violence, étayant les pouvoirs en place, réduisant toute forme de réflexion, tout esprit critique.

Dans son court et dense essai percutant, richement documenté, avec finesse,  rigueur et recul, Pinar Selek constate les liens entre le militarisme, le nationalisme et le patriarcat. Elle questionne, analyse, essayant de comprendre les mécanismes de la violence. Mais elle ne propose pas de solutions. Aux lecteurs d’en trouver. Après tous ses constats, elle termine sur une note sombre : «  Car le mal enraciné n’est pas un rhume, on ne peut pas le soigner avec un peu de miel et de citron ». Intervenir avec douceur ne serait pas une méthode thérapeutique adaptée. C’est aux citoyens de rester lucides, ouverts, solidaires loin des opinions populistes haineuses et peureuses. C’est possible bien que peu facile dans les sociétés du nord-ouest et des États-Unis où l’on bâtit des murs soi-disant protecteurs, où  l’Histoire est de plus en plus travestie, les informations trahies et manipulées, la voix de militants avertis muselée,  les valeurs et les mots retournés. Heureusement, il reste encore l’univers des Lettres !

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