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Le Bouclier d’Alexandre

17/06/2014 | Non classé | 0 commentaires

Le Bouclier d’Alexandre   
Agnès Verlet     
Editions de la Différence (2014)

 

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

 

    Image bouclier.jpgDans Le Bouclier d’Alexandre d’Agnès Verlet plusieurs flux de conscience s’imbriquent, des discours et des récits, ceux d’une fillette née avant le début de l’histoire qui commence en 1942, de l’adulte qu’elle devient, d’une narratrice intimement proche d’elle, si ce n’est elle. La progression linéaire du roman traditionnel vole en éclat. Elle se ramifie en aller retour du présent au passé, au conditionnel passé, au futur antérieur hypothétique (« je lui aurais raconté »),  le début de l’ouvrage renvoyant déjà à la fin dans une espèce de circularité du texte. Les frères et sœurs de  la fillette, tout comme elle, hormis Paul de son vrai nom Joseph Tanenbaum, « petit garçon aux cheveux blonds » (inversion du cliché antisémite),   ne sont pas dotés d’un prénom, ils sont simplement désignés par leur « numéro d’apparition dans la famille, le Premier, le Deuxième, etc ». Il  y a les grands et les petits, constituant deux ensembles soudés par le pronom personnel  pluriel « nous ». Cet anonymat les absorbe  dans un groupe intrinsèquement uni par un tiret à la symbolique  typographique  importante (« Mes frères-et-sœurs »)  et par un secret, un non-dit, un silence  qui pèsent sur toute la fratrie à la brune chevelure, générant une angoisse mortifère chez la fillette, la Septième : « j’avais vécu toute ma vie d’enfant avec cette angoisse de ne pas savoir. Une angoisse à mourir, qui peut faire mourir, ou rendre fou, puisqu’il ne reste qu’à imaginer, vivre dans le doute, les suppositions, les vérités fictives ». Qui est ce frère qui tout à la fois est son frère et ne l’est pas,  qu’elle ne peut désigner par le pronom possessif « mon » mais uniquement par le complément du nom : « le frère de moi » ?  Toutes les questions de l’enfant puis de l’adulte dessinent les sillons de l’angoisse. Pour évacuer ce profond mal être, la narratrice va passer une grande partie de sa vie à tenter de résoudre cette énigme, à reconstituer le puzzle d’un passé qu’elle n’a pas connu, le passé de Paul, mais aussi l’histoire de ses parents,  l’Histoire de la France pendant  la seconde guerre mondiale. Les fragments de vie éclatés, dissimulés, apparaissent, se recomposent et s’expliquent progressivement. Les liens entre eux s’éclairent.  Comme l’archéologue Dimitri Astropoulos qui  tente pendant quatre ans, de recoller « les pièces éparses du bouclier d’Alexandre »,   avec patience, persévérance, la narratrice essaie de reconstruire le passé de Paul né à quatre ans dans la famille Delorme. (Le chiffre quatre n’est pas gratuit. Symbolique, il peut évoquer  les quatre lettres hébraïques du Tétagramme sacré formant le nom de Dieu, YHWH, que le Talmud interdit de prononcer en vertu du Troisième Commandement, « Tu n’invoqueras point le nom de l’Eternel, ton Dieu, en vain », tout comme le nom du petit garçon est indicible) L’histoire de Dimitri Astropoulos est la mise en abyme  de la sienne, comme l’est la pièce de théâtre que la fillette devenue femme rédige  pour obtenir le vrai nom de Paul. Ce silence tue, « elle se laissait enfermer dans le secret, elle se condamnait à une mort qui, de n’être pas visible, n’en était pas moins certaine », mais paradoxalement il est aussi salvateur. Caché chez Iréna puis dans un grenier, Paul est sauvé parce qu’il sait qu’ « il ne faut pas faire de bruit », il est sauvé parce que son vrai nom est évacué. Le non-dit des parents adoptifs est généreux.  Mais l’adoption de Paul est aussi une mort symbolique, le petit enfant juif est tué pour survivre : « par sa signature, elle l’avait vouée à la mort et à l’oubli. Ce soir-là, elle avait tué un bébé, un enfant de moins de quatre ans. Elle avait accepté que soit déclaré mort un passé qui n’appartenait qu’à lui ». En effet, ce qui est caché n’existe pas, n’existe plus. 

    Le Bouclier d’Alexandre raconte la reconstruction d’une femme emprisonnée longtemps derrière « un bouclier, une armure (…) (des) «univers clos (qui) ne communiquaient pas », une femme  traumatisée par le non dit, le silence, le mensonge par omission. L’ouvrage  reconstitue l’histoire de  Paul,  de sa famille biologique et plonge aussi  le lecteur dans la tragédie de la Shoah, « la rafle des Roumains » et  des milliers d’enfants, de femmes, d’hommes partis en fumée, n’ayant pour unique sépulture les nuages : « Une tombe dans les nuages ».

    Le Bouclier d’Alexandre, œuvre originale, constitue  un véritable événement artistique mêlant littérature, poésie, peinture, psychanalyse, sociologie, histoire. Au  langage de l’enfant avec ses expressions familières, sa syntaxe saccadée (« Après, c’est vinaigre, et je ne sais pas »), ses onomatopées (« cotcotcodec »), ses répétitions,se mêle celui de l’adulte, du poète, de l’artiste avec les  leitmotive : « Apparue, disparue », « Et rose elle a vécu ce que vivent les roses », les références à Ronsard, Aragon, Chagall. Un souffle poétique, la puissance incantatoire des mots, leur musicalité, leur force («je crois à la puissance des mots ») emportent le lecteur dans un monde émouvant, touchant,  tout en le poussant avec subtilité, sans faire œuvre militante, à réfléchir  sur une période insoutenable, inadmissible de l’Histoire qui ne doit pas être oubliée : « Je pleure l’effacement de la mémoire des morts ». Ce livre est le tombeau de ceux qui n’en ont pas eu : « A Rosette, je dédie ce Tombeau pour des enfants morts ». Il les fait revivre par le pouvoir des mots tout en regrettant que rien n’ait été fait « pour la mémoire tzigane », pour tous ceux qui sont morts  à cause de la barbarie nazie et pour tous ceux qui meurent  encore aujourd’hui parce qu’ils sont différents ou pauvres : « En 1997,un incendie se déclara dans ce qui était devenu le plus grand taudis de Paris où, malgré une interdiction d’habiter, 375 personnes dont 20 enfants s’entassaient dans les 168 logements d’une pièce aux vitres cassées, sans confort, sans toilettes, sans rien ».   il rend hommage aux Justes connus et inconnus pour qui sauver des vies, malgré le danger, n’était pas un acte héroïque mais naturel.  Dans  Le Bouclier d’Alexandre,  Agnès Verlet  lance avec finesse non seulement un message  de tolérance mais aussi d’espoir : l’être humain peut exorciser ses angoisses,  retrouver son unité intérieure et se rendre compte que le monde est beau, « plein de contrées magnifiques que l’existence de mille hommes ne suffirait pas à visiter ». Bien que nourri de morts, ce livre est paradoxalement une attestation de vie.

   

 

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